vendredi 1 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (7)

- VII -



L’instituteur attend K. dans la chambre que son hôtesse voudrait lui reprendre. Il lui apprend que le maire n’a pas aimé le ton outrecuidant qu’il a eu lors de leur dernière conversation et qu’il a dressé un procès verbal contre lui. Cependant, dans un souci de solidarité, le maire veut encore se montrer généreux envers lui et il a décidé que K. pouvait obtenir une place de concierge à l’école du village. Ainsi K. se retrouve rétrogradé et, d’arpenteur, il passe pipelet. Il refuse naturellement, mais Frieda, sa compagne, devant la nécessité de la situation, parvient à le faire changer d’avis. K. n’a pas le choix et c’est du bout des lèvres qu’il consent à l’offre, et l’instituteur, qui s’est trouvé devoir créer un emploi de concierge pour son école, lui lit la fiche de poste du bout des lèvres, lui aussi :
« Vous avez, Monsieur l’Arpenteur, à nettoyer et chauffer chaque jour les deux salles de classe, à faire vous-même les petites réparations de la maison, des objets de l’école et des agrès de la salle de gymnastique, à balayer la neige de l’allée du jardin, à faire mes commissions et celles de Mademoiselle l’institutrice, et, pendant la belle saison, tous les travaux du jardin. En revanche, vous pouvez choisir celle des salles de classe où vous habiterez ; mais, si l’on ne fait pas classe dans les deux salles à la fois et que vous habitiez dans celle où l’on enseignera à un moment donné, il vous faudra naturellement déménager pour habiter dans l’autre. Vous n’aurez pas le droit de faire la cuisine à l’école ; à titre de compensation, vous serez nourris à l’auberge, vous et les vôtres, aux frais de la commune. En qualité d’homme bien élevé, vous devez savoir que votre conduite ne devra jamais porter atteinte à la dignité de l’école et que les enfants, tout particulièrement, ne devront jamais être témoins de scènes déplaisantes à votre foyer, je ne mentionne donc la chose qu’accessoirement. Dans le même ordre d’idées, je tiens à insister sur la nécessité où nous sommes de vous demander de faire régulariser le plus tôt possible vos relations avec Mademoiselle Frieda. Nous établirons sur ces bases un contrat d’engagement que vous aurez à signer dès que vous emménagerez. »

K. est maintenant employé sur les bases d’un contrat moral qui dépasse le simple engagement d’un travail rémunéré, puisque son intimité même est prise en compte. K., en même temps qu’il est contraint de se marier avec Frieda, perd son statut moral et juridique d’homme libre et au-dessus de tout soupçon. Puisqu’il doit habiter dans l’une ou l’autre des salles de cours qui pourra être remplie d’écoliers à tout moment, il n’a plus de foyer, n’est plus le garant de sa personne morale ; en somme, il n’a plus de vie en propre. Il est moins qu’un enfant, donc moins qu’un concierge, il n’est plus rien. Rien.


À la fin des vacances scolaires 2006, j’avais, comme je l’ai dit, accepté un travail d’adjoint éducatif consistant à encadrer des enfants d’une école maternelle et primaire. Je sentais la fin de mon chômage approcher et sonner l’heure des séparations avec ma femme. Je suis donc arrivé, après mon entretien d’embauche, à ma première réunion de travail. Moi et quelques autres avons été assis à une table de maternelle, sur des chaises de la taille de jouets ; Yamina était là aussi et devait animer la réunion. Nous étions cinq ou six âgés de vingt ou trente ans, la plupart exerçaient déjà cet emploi depuis deux ou trois ans, et pourtant, Yamina a souhaité employer deux heures à extraire de notre fiche de poste, page de quelques lignes posée sur la table devant nous, la quintessente moelle, et chacun de nous a hoché la tête à l’inventaire des charges, comme des enfants devant la maîtresse. Un mois plus tard, le même rituel s’est produit, mais, cette fois, les directrices de l’école maternelle et primaire où j’exerçais mes fonctions étaient présentes, il s’agissait de savoir si elles étaient satisfaites de mon travail. Nous nous sommes donc assis, dans la garderie où je travaillais depuis peu, sur des chaises d’enfants qui nous cassaient le dos. Mon employeur était là et avait ma fiche de poste à la main ; il l’avait même avant d’être entré dans l’école, mais, à sa grande surprise, les deux directrices étaient contentes de moi. – Il ne l’avait prise avec lui que pour le cas où l’une ou l’autre des exigences de ma charge n’avait pas été respectée. – Comme il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, il n’avait pas à la lire et il est reparti avec elle pour une autre réunion, dans un autre établissement. Là, il s’assiérait de la même façon, sur une chaise minuscule, et c’est dans cette position ridicule que, peut-être, il aurait à licencier un employé.

Contrairement à une idée reçue, les rituels n’ont pas disparu de nos sociétés, mais ils ont régressé au stade infantile, les adultes qui nous dirigent se reconnaissant impunément comme étant de grands enfants, puisque c’est actuellement l’enfance et la jeunesse qui sont l’idéal et non plus la barbe et les binocles, la sage maturité du vieillard, comme à l’époque de Kafka. C’est donc aujourd’hui avec une irresponsabilité souveraine que les directeurs tuent socialement leurs employés. On découvre alors un renversement des perspectives, par rapport à l’époque où Haussmann construisait ses immeubles : ce sont maintenant les jeunes qui sont devenus vieux et habitent sous les combles, ce sont les jeunes qui portent binocles et rouflaquettes après l’âge de dix-huit ans, cependant que les vieillards habitent, au-dessous d’eux, de grands appartements, s’habillent comme leurs neveux et se déresponsabilisent de leur progéniture, génération devenue sénile avant l’âge, qui ne les reconnaît pas, et dont ils ne se reconnaissent pas.

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