mardi 5 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (8)

- VIII -




Il y a plus de deux ans, alors que j’étais formateur à Paris, j’avais dans mon cours une stagiaire malienne du nom de Konate. Konate est un patronyme courant et important au Mali qui désigne l’appartenance à la caste des seigneurs. En France, Konate avait environ quarante ans quand je l’ai connue, était femme de ménage à l’hôtel de police du Louvres et venait en stage en robe et fichu bariolés. Konate est K. rétrogradé par le maire du village après avoir émigré en France, mais aussi le diplômé de l’Université n’arrivant pas à faire valoir ses qualifications sur le marché du travail. Au niveau international, le marché du travail français est affaire de réseaux diplomatiques entre la France et le pays d’origine de l’immigré : un Iranien d’une trentaine d’années peut aujourd’hui avoir un poste à responsabilités à Paris et faire valoir sa double nationalité, un Marocain ayant fait ses études dans les années cinquante ou soixante peut être retraité de l’Université française, mais un Malien reste un Malien, comme un diplômé français es lettres sans titularisation demeure un raté. Le sort d’un homme n’est pas seulement une question de couleur de peau, mais il résulte d’un marché du travail, de conjonctures économiques et diplomatiques propices ou néfastes et de l’histoire des hommes et des sociétés. Konate, quant à elle, avait choisi de venir en France et était devenue agent d’entretien à Paris pour l’hôtel de police du Louvres. Depuis près de dix ans, elle fait le ménage le soir dans un commissariat, tandis que les coffres forts sont ouverts et que des liasses de billets sont à portée de sa main.

Un jour que je faisais cours à des stagiaires immigrés avec elle, j’avais voulu les pousser à visiter le Louvres. J’avais, durant la journée, des Maliens, des Algériens, des Egyptiens, des Nigérians ou des Turc, et, selon eux, l’accès à la culture était seulement déterminé par l’argent. Je leur ai déclaré que non, je leur ai affirmé qu’il y avait aujourd’hui un accès à la culture pour tous, je leur ai expliqué que le musée du Louvres était gratuit un dimanche dans le mois et qu’ils pouvaient y aller eux aussi, mais mes réponses ne les ont pas satisfaits et un débat a commencé entre nous. Konate a tranché la discussion en déclarant que, même si le musée du Louvres était quelquefois gratuit, il n’était pas pour eux. Pour eux, c’était de l’argent sale, de l’argent offert mais, dans le même temps, interdit, un mensonge de polichinelle comme celui qui s’amoncelait dans les coffres ouverts du commissariat du Louvres qu’elle nettoyait le soir, depuis bientôt dix ans.



L’argent est là, sur les comptoirs de l’hôtel de police du Louvres, il est Madone à l’enfant de Fra Angelico, de Raphaël ou de Vinci, les pièces où se trouvent amoncelés les trésors de la peinture florentine et la profanation de l’hostie d’Uccello, la Fortune, la Fortune devant soi ; mais, dans le même temps, l’argent n’est pas là. Il est présenté comme un fruit à portée de la main, l’eau courante versée à flot des pompes publiques, O² que l’on respire, femme-offerte- offertoir-ou-foire, évidence et flagrance, mais cette évidence ne se touche pas, cette flagrance ne saisit que le regard. Les fruits de Tantale sont à la fois ce que le regard s’approprie et le hors-champ puisque hors de portée, le hors des mains donc du regard : l’approprié et l’inapproprié.


« Le chemin qui monte, qui descend est un seul et même. »

Héraclite.


On contemple l’argent offert tels les yeux d’une raie sur l’étal d’un pécheur italien – des yeux qui ne mentent pas – la peinture florentine au musée du Louvres et l’art malien au Quai Branly depuis que le Musée de l’Homme n’existe plus, et, dans le même temps, Konate est une otage, le visiteur du Quai Branly et du Musée du Louvres sont des otages, puisque tous sont dépossédés de l’univers qui leur donnait lieu d’être. Les bijoux, les colliers, les atours maliens de Konate sont devenus des objets de culture pour le visiteur du Quai Branly, comme le sont la profanation de l’hostie, le Pape de Bacon ou une Madone florentine pour le visiteur du Louvres, et les visiteurs s’avancent hypocritement devant eux, cependant que Konate elle-même s’avance devant l’argent ; elle s’avance hypocritement, mais sans cynisme, comme le visiteur imaginant emporter la Madone ou le Juif d’Uccello auquel il est défendu de profaner l’hostie. Elle plie l’échine comme le visiteur, chacun perdu dans un recoin du Château et reproduisant les gestes de l’autre, tel un hologramme fonctionnant en boucle depuis dix ans. Mais tous refuseraient de contempler leur propre dieu, si on le leur présentait, tous sont incapables d’avouer le nom du dieu qu’ils adorent. Et tous sont, pris dans leur mauvaise foi, l’image inversée des deux autres, et vouent un culte absurde à ce qui ne les concerne pas.


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