dimanche 17 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (10)

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Le directeur du centre de formation, dans lequel j’étais à Paris, avait choisi un suppléant en la personne de M., un homme d’un certain âge ayant travaillé dans l’industrie en tant que cadre administratif et ne connaissant rien à la formation ni à l’intégration. Je dis M. à son sujet par peur d’un procès en diffamation, les romans n’ayant jamais été que le récit d’un événement passé transformé en fiction pour des questions de droit à la personne, mais M., suppléant du directeur de notre association parti en congés maladie, avait et n’avait pas sa place dans un centre de formation, comme moi, j’étais et je n’étais pas formateur. Nous étions tous les deux K. et Klamm, car K. est Klamm et Klamm est K. Dans le fond, il n’y a pas de limite substantielle entre moi et M., comme il n’y a pas de séparation physique entre un homme et son prochain. Nous mangeons tous dans la même assiette et nous devenons ce que nous mangeons.

M. était un homme de petite taille en col blanc, le visage ovale, le nez aquilin, les cheveux bouclés, gris roux et le ton du pédant. Il semblait un personnage de la commedia dell’arte, un Pantalon ou un Polichinelle cherchant constamment à briller avec nous, et toujours dans des contextes où il n’y avait pas lieu de le faire. Il aimait l’humour noir, la provocation, la saillie à l’emporte-pièce, et surtout avec les jeunes femmes employées par notre centre de formation. C’était une caricature ou un grotesque posé sur un visage d’homme, mais qui, dans le contexte de crise où nous baignions, ne faisait rire personne. Avec sa petite taille et son nez en I constamment perché, il paraissait tout droit sorti de l’imagination d’un enfant perturbé ; ce qu’il devait être aussi, car, dans l’état de décrépitude des locaux et des installations où nous nous trouvions, dans la gène des fins de mois vécue par l’ensemble des formateurs et notre manque de foi comme d’outils pédagogiques, un tel cauchemar pouvait bien avoir été halluciné collectivement.
Pouvions-nous réellement expliquer à nos amis, nos voisins, bref à des personnes venues de l’extérieur, quel personnage était M. ? Aurions-nous été crus ? Il paraissait très improbable qu’un tel homme ait pu exercer des fonctions dans l’industrie et devenir, par la suite, directeur d’un centre de formation oeuvrant pour l’intégration des immigrés ; cela ne pouvait être, échappait à toute logique. M. pouvait rentrer dans la salle de cours d’un formateur, critiquer sa façon d’enseigner et chercher à expliquer au tableau, pour des stagiaires immigrés débutant en français, ce qu’est un syndicat et la façon dont les différentes branches syndicales s’articulent entre elles, puis raconter l’histoire des grèves ouvrières et des manifestations du Front populaire, faire pleurer une jeune formatrice pour son attitude ou une postulante formatrice, lors d’un entretien, en lui faisant réciter la conjugaison de tel ou tel verbe à l’imparfait du subjonctif. Une jeune formatrice était-elle juive ou née en Algérie ? Il fallait qu’il émette contre elle des propos antisémites ou racistes, et, le plus souvent, nous le laissions dire. Chacun de nous le méprisait pourtant, chacun désirait son départ. Trois mois après son entrée aux fonctions de directeur, il déclara ouvertement au délégué syndical de la boîte que l’une des missions de son embauche était celle de nettoyeur ; cela avait été dit franchement et sans la moindre gène. Mais que pouvait-il bien nettoyer, dès lors qu’il avait montré son jeu au délégué syndical, à celui qui aurait dû être le dernier dans la confidence ? M. pouvait bien être fou, mais cette folie, à n’en pas douter, avait un motif : M. avait décidé de la farce qu’il nous jouerait et c’était une farce pathétique.

Au mois de mai 2005, le Centre International d’Etudes Pédagogiques avait demandé à des associations proposant des ateliers pédagogiques pour les immigrés de donner leur avis concernant un programme de langue française. C’était la première fois qu’une instance de l’Education Nationale se souciait d’intégration. L’Europe souhaitait obtenir des critères d’évaluation concernant ses flux migratoires. Rien, évidemment, de pédagogique là-dedans, la finalité n’étant pas, pour Bruxelles, de rendre autonomes des immigrés, mais de s’en servir à telle ou telle tâche pour laquelle des rudiments de français étaient nécessaires.
Bruxelles avait donc passé commande pour que des universitaires français spécialisés dans l’enseignement des langues rédigent un pensum. Naturellement, ces universitaires n’avaient aucune connaissance des besoins des immigrés, aucun gouvernement avant celui de Chirac ne leur ayant demandé de définir un enseignement pour un tel type de public. Aussi, ils ont trouvé leurs sources théoriques dans la lutte contre l’illettrisme. Ce qui est pour le moins embarrassant, l’illettrisme étant un problème concernant l’échec scolaire des Français, et le programme, qu’ils ont conçu, rentre actuellement dans un cadre politique nouveau, dans lequel l’immigré arrivant sur notre sol n’est plus libre d’apprendre notre langue, mais sommé de signer avec l’Etat un contrat de formation qui peut donner suite à des sanctions tragiques, s’il n’a pas été jugé capable de comprendre les cours.

Moi, M. et une formatrice syrienne étions donc à Sèvres, dans une salle de réunion du Centre International d'Etudes Pédagogiques, avec d’autres collègues, pour critiquer un programme qui serait publié quatre mois plus tard en l’état. La plupart des consultants gardaient le silence, indifférents, désabusés à force de porter des associations manquant de moyens et pouvant disparaître du jour au lendemain. M., quant à lui, était aux anges.

La journée de réunion passée, nous nous sommes retrouvés tous les trois aux portes du centre international à Sèvres, et M., incapable de se contenir, a encore voulu l’ouvrir. M. m'a indiqué du doigt un manoir qui se trouvait à une centaine de mètres de nous.
« - Voyez-vous, m'a-t-il demandé, à quelques pas de nous, le château de Le Pen? Le Pen n’est pas un si mauvais larron que les médias le prétendent et c’est un des rares hommes politiques à être sincère.
- Oui, je sais, ai-je dit alors en grinçant des dents.
- Ah oui ? a poursuivi M. Vous savez donc que l’Histoire n’est pas ce que les médias ou l’école en ont fait, parce que nous venons du même monde, vous et moi, et que vous lisez, comme moi. Vous savez que la vie est cruelle et terrible et que des Juifs ont collaboré et vendu leurs frères durant l’Occupation, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ? Vous savez ?
- Oui, je le sais, ai-je dit hors de moi. Il y a eu des vendus partout et de tout temps. L’écrivain Maurice Sachs en a même fait ses choux gras !
J'étais paralysé. Paralysé, consterné, le souffle coupé. Mais ce n’était qu’un début, M. n’avait pas dit son dernier mot. Il a fallu qu’il poursuive dans le métro avec moi et ma collègue syrienne. M. me provoquait à cet instant, comme un maître provoque son valet, pour juger de mon état de sujétion. Il voulait savoir si j'étais capable d’entendre de tels propos pour le salaire médiocre qu’il me versait, il voulait connaître le seuil au-delà duquel il pouvait espérer mon poing sur sa gueule. Et je n’ai rien dit, je suis resté déférent avec lui, j’ai gardé ma salive, jusqu’à ce qu’on me permette de l’ouvrir. Ce qui n’a pas manqué d’arriver, et M. a dû partir de notre centre de formation, comme il l'avait prévu lui-même, en ayant terminé ses annuités, pour la retraite.

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