vendredi 22 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (XI)


Image possible de Klamm : trader ou medicine man




- XI -



Pourquoi Barnabé a-t-il été choisi par le Château pour être le porteur des messages de Klamm à K. et de K. à Klamm, alors qu’il n’arrive pas à identifier Klamm ? Qui, d’ailleurs, dans le village est capable de reconnaître le visage d’un fonctionnaire? Qui sait par qui il est administré ? Ce que les habitants du village se représentent de leurs fonctionnaires est, la plupart du temps, un habit noir, une redingote, une jaquette, une veste, un veston, mais aucun des traits de leur visage n’est perçu en un tout cohérent. Les multiples observations faites par les villageois concernant un membre du Château ne concordent pas, les diverses procédures d’appariement traitées par le cerveau pour déterminer quel gabarit s’ajuste aux données présentes d’un crâne, d’une figure, d’un chef, d’une tête, ne concordent pas ; tout se délite au contraire, échappe à la représentation simple et claire, coule, s'évase et fuit selon une pente invisible. Barnabé, qui est le porteur des messages de K. vers Klamm et de Klamm vers K., est incapable de satisfaire K., est incapable de lui communiquer un seul mot de Klamm, parce que Klamm n’est pas pour lui un destinataire précis, qu’il est en deçà et au-delà de la configuration d’un destinataire précis : il fait partie du Réel pur, sa présence est là, effective, mais la perception la relève difficilement.


Barnabé ne reconnaît pas Klamm, non pas parce que la lumière de son visage échappe à son œil, mais parce que tout a été mis en place par les lois du Château pour que les rapports entre les villageois et les fonctionnaires soient biaisés. Élevé dès son plus jeune âge par sa sœur Olga à rencontrer les membres du Château, afin de leur faire part des doléances de sa famille, Barnabé n’a jamais pu les approcher vraiment, parce que ceux-ci se trouvent toujours éloignés de lui par un guichet, des greffiers, la disposition des meubles d’une salle, une porte ou la longueur des couloirs. N’ayant jamais discuté avec l’un ou l’autre de ses fonctionnaires, n’ayant jamais pu leur toucher un mot ou simplement les toucher, il ne s’est jamais familiarisé avec leur image, de sorte que leur image est, pour lui, restée pure et non empreinte de familiarités. Tout l’art des membres du Château réside dans le fait qu’ils ont su garder leur distance avec les gens du village, de sorte que leur visage est devenu intouchable ; image d’autre chose qu’un visage avant d’être un visage : une icône, telle une star de cinéma qui cache, sous les feux, l’allure qu’elle a au quotidien et redevient elle-même dans la rue : une simple passante. Les membres du Château sont des anges, des hommes ayant su détacher leur image d’eux-mêmes, comme Marilyn Monroe, Shirley Temple, Noureev ou Bowie sont des anges -- à ceci près qu’ils n’ont pas eu besoin des feux de la rampe. Ils sont en cela comparables au medicine man, mais un medicine man qui serait devenu le chef de sa tribu. Comme lui, comme les stars, le sorcier a su devenir saint et dangereux pour le profane, loin et proche de lui dans le même temps. Des hommes hostiles et saints, bénéfiques et maléfiques, ayant appris de la nature des secrets magiques et redoutables, capables de sauver le monde comme de le détruire, et qui, pour ces raisons, sont obligés d’habiter à proximité de la tribu, dans la forêt, non loin des hommes.


Aujourd’hui, nos Klamm ou medicine man se nomment les traders et la fascination qu’ils exercent sur nous est la même que celle du primitif pour son sorcier. Le trader fait la pluie et le beau temps, l’abondance et le krach, l’enfer et le paradis, aucun spectateur ne le voit, puisqu’il n’est pas une personnalité publique, et aucun politique ne le dirige. L’emprise qu’il a sur le monde est totale, puisqu’elle s’exerce autant sur les esprits que sur les corps. Les politiques sont ses ministres et les gouvernements, ses satrapies. La télévision, dont les firmes qui l’emploient ont des parts de marché, lui permet de diffuser une image de lui que l’on connaît sans connaître, nous ressemblant par certains traits, mais qui n’a plus de rapport social ou politique avec les Etats, les sociétés et les cultures. Le trader est-il une seule et même personne ou en est-il plusieurs ? Peut-on parler à son sujet d’un groupe d’hommes précis s’essaimant à la Bourse devant l’indice des flux monétaires et des parts de marché qu’ils manœuvrent ? Le spectacle nous présente toujours la même posture d’un individu de dos, en col blanc devant un ordinateur de la Bourse de Wall Street, Londres, Paris ou Tokyo. Image pure d’une caste ayant su obtenir des hommes un pouvoir que même Rome à son apogée n’a jamais osé rêver. Une caste dont le Château n’est pas à un endroit précis de la planète, mais à plusieurs. -- On dit à son sujet la Bourse, alors que ce sont des bourses, un ensemble de bourses, mais l’image de la Bourse prédomine, comme l’image du trader unique et de Klamm.

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