mercredi 29 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (6)

- VI -

Le maire a la goutte et doit recevoir K. au lit. C’est pourtant avec cet homme important, celui qui traite directement avec les bureaucrates du Château, que K doit convenir du travail de cadastre qu’il a à effectuer. Mais le maire est malade et, comme K. a tenu à le voir, le maire a accepté de l’écouter. Le village n’a pourtant pas besoin de ses services, lui apprend celui-ci, aucun problème de cadastre, ni de démêlés concernant des propriétés n’ayant été relevés de son vivant. Il y a donc une méprise dans l’offre faite par le Château à K d’un emploi d’arpenteur à des milliers de kilomètres de chez lui :

« Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais, malheureusement, nous n’avons pas besoin d’arpenteurs. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire. Quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous, dans ces conditions, d’un arpenteur ? »

La méprise est évidente, mais, dans le même temps, elle a une raison d’être, les membres du Château ne se trompant jamais, puisqu’ils sont des dieux, comme Klamm est un dieu. Telle déconvenue, aussi importante et tragique pour K., n’en est donc pas une. K. n’est pas employé pour ses compétences d’arpenteur, l’accueil qui lui est fait, le compte qui lui est ouvert à l’auberge sont une aide qu’on lui offre, un service qu’on lui rend. Il y a donc une justice et une vérité derrière toutes situations absurdes : K n’est plus arpenteur – et l’a-t-il jamais été ? –, mais, en tout cas, il n’est pas un rôdeur.

Il y a quatre ans, j’ai été quinze jours en négociation de contrat de travail, à Paris, en tant que formateur en Français Langue Etrangère pour mille euros, à plus de quatre cent kilomètres de chez moi. J’habitais Dijon et mon employeur, directeur d’un centre de formation pour immigrés, s’est demandé quinze jours durant si cela valait la peine de me payer un forfait TGV valant la moitié de mon salaire, eu égard à la situation financière de son association, les frais de déplacement supplémentaires et la fatigue que cela entraînerait chez moi. Aucun autre directeur, dans le même domaine que lui, n’aurait choisi de me prendre. Six mois après m’avoir embauché, mon directeur a pris un congé maladie d’un an, puis il est parti en retraite, quelque temps après mon licenciement économique.

Pourquoi avais-je été choisi, moi, à tel prix, pour un emploi précaire ? Quelle logique là-dedans ? Aucune : j’étais moi-même K. Le directeur du centre de formation m’avait choisi, parce qu’il était à quelques mois de la retraite et que, dans de telles circonstances et maître de son navire, il pouvait faire preuve de libéralité envers moi et prétendre à quelques écarts de conduite avec l’association qu’il dirigeait. J’avais donc été choisi moitié pour mes compétences et pour mes diplômes et moitié pour un caprice. Pendant plus d’un an et demi, la ville de Dijon où je résidais devint pour moi une banlieue de Paris, je prenais le TGV tôt le matin au milieu de cadres supérieurs somnolents et je composais des abécédaires pour des analphabètes maliens, turcs et algériens.

Quelques mois avant de partir se faire hospitaliser, le directeur, qui m’avait embauché, a présenté à son équipe son suppléant. Il s’agissait d’un nouveau venu dans le centre de formation où j’exerçais : un homme vieillissant, venant de Touraine, qui avait travaillé en tant qu’administrateur dans l’industrie sidérurgique et qui ne connaissait rien à l’intégration. Pourquoi un tel individu avait-il été choisi pour gérer des formations après le départ du directeur ? Pourquoi moi-même avais-je été choisi, alors que, comme lui, je n’habitais pas Paris ? Dans mon cas, je pouvais prétendre à des diplômes qui m’habilitaient à donner des cours à des étrangers, mais lui ?


Aucun commentaire: