dimanche 24 mai 2009

Le Château : Klamm ou Trader démasqué


Jérôme Kerviel




Sources : Finances et marchés, challenges.fr :

"Kerviel parle pour la première fois à la télévision

L
'ex-trader raconte comment, peu à peu, il a perdu la notion de l'argent. Il confie aussi sa volonté de se battre jusqu'au bout contre la Société Générale


L'
ex-trader de la Société Générale utilise maintenant l'arme de la télévision. Pour la première fois, Jérôme Kerviel est apparu sur le petit écran dimanche 8 février pour raconter sa version des fraudes dont il est accusé et qui auraient fait perdre quelque 5 milliards d'euros à la Société Générale. Dans un entretien accordé à l'émission "Sept à Huit" sur TF1, le Breton se décrit comme un "petit soldat" de la banque. Il explique n'avoir pas dévié de sa première déclaration - "J'ai fait de grosses bêtises"- mais considère qu'on [l'] a poussé à la gagne" Le jeune homme explique comment "peu à peu on perd la notion de l'argent" en vivant "dans ce vase clos deconnecté".
S'il a accepté de parler, c'est que l'ex-trader semble considérer que les juges d'instruction ne vont pas examiner les ordinateurs qui recèleraient, selon lui, les informations prouvant sa version des faits ni interroger les témoins qui accréditeraient ses propos.
"Ma vérité, c'est : j'ai fait cela, mais si j'ai pu le faire, c'est qu'on m'a laissé faire.", résume-t-il.
"Si on m'avait dit, arrête tes conneries, je l'aurais fait." Au contraire, résume-t-il, des relevés des compteurs en fin de journée, ses supérieurs venaient le féliciter d'une tape dans le dos : "T'as été une bonne gagneuse."."

Finances et marchés, 9/02/2009




De l'argent, La ruine de la politique, Michel Surya

"Qu'arrêtait-on en arrêtant quelqu'un que la presse ou la justice convainquait de pratiques illégales (bourgeois, élu, entrepreneur) ? On n'arrêtait rien, en réalité. Le capital ne s'est jamais sérieusement soucié de ceux auxquels il devait de fonctionner. Quelques-uns pouvaient-ils être convaincus de prendre avec la légalité qu'il rêve de représenter des libertés telles qu'on pourrait être amené à douter qu'il soit le seul à pouvoir prétendre garantir la liberté ? Qu'on les sacrifie alors. Qu'on les jette en pâture à ceux qui ne sont plus en mesure de mener la guerre contre le capital ; que ceux-ci continuent de croire qu'ils s'en prennent au capital quand ils ne s'en prennent qu'à ceux dont lui-même n'est que trop content de se débarrasser.
Le capital a en fait saisi l'occasion que lui fournissaient ceux qui s'étaient jusque-là dressés contre lui pour se dresser lui-même (et dresser ses règles) contre ceux des siens qui l'empêchaient de prétendre être, entre tous les systèmes, le plus juste. De le devenir du moins. Au point qu'il n'y en ait plus d'autre pour pouvoir le prétendre. Encore moins l'être.
Quelques-uns, qui ont renoncé à renverser le capital, se contenteraient-ils de le discréditer en démontrant qu'il n'est pas aussi juste ni aussi pur qu'il le prétend ? Il suffirait à celui-ci, en ce cas, de démontrer qu'il a, en commun avec eux, la volonté de se débarrasser des excès qui compromettraient son principe de justice."

Michel Surya, De l'argent
Editions Payot et Rivages, 2000 pour la première édition

vendredi 22 mai 2009

There won't be World War 3, believe me


There won't be World War 3, believe me

De l'argent, Michel Surya


De l'argent, la ruine de la politique
Michel Surya


" D'autres mondes étaient possibles. D'autres rêves existaient. Des deux, des années de lutte témoignent. Une volonté chez certains de toute une vie. Une violence chez d'autres sans accommodement possible. Pour, à la fin, rien, sinon cette forme d'horreur sans borne de l'acquiescement de tous à tout ce qui est.
Il se peut que Kafka ait envisagé à peu près tout ce à quoi il était possible que l'homme consentît. Nul n'a sans doute davantage envisagé que Kafka tout ce à quoi il se pouvait que l'homme consentît. Envisagé par exemple le consentement de l'inconnu (de l'innocent) au couteau qui le sacrifie. Mais la joie ? La joie a échappé à Kafka. La joie qui porte l'inconnu ou l'innocent vers le couteau. La joie qui fait du couteau le seul destin que l'inconnu connaisse. Qu'il connaît faute de désirer quelque autre destin que ce soit.
Du sacrifice qu'il fait si délibérément de lui-même, de la liberté que précisément il sacrifie en se sacrifiant, il n'y a que la domination à tirer parti. La domination n'en tire pas pour autant un parti sacré. Il n'y a rien que la domination craigne maintenant comme ce qui la sacraliserait. Parce qu'elle ne désire rien tant que d'être seulement efficace."

Michel Surya De l'argent, ruine de la politique
Rivages Poche/Petite bibliothèque
Editions Payot et Rivages : 2009



Le Château : Klamm le trader








Klamm ou medicine man ou trader ou fonctionnaire du château, avant ou après tohu-bohu

Des nouvelles récentes du Château (XI)


Image possible de Klamm : trader ou medicine man




- XI -



Pourquoi Barnabé a-t-il été choisi par le Château pour être le porteur des messages de Klamm à K. et de K. à Klamm, alors qu’il n’arrive pas à identifier Klamm ? Qui, d’ailleurs, dans le village est capable de reconnaître le visage d’un fonctionnaire? Qui sait par qui il est administré ? Ce que les habitants du village se représentent de leurs fonctionnaires est, la plupart du temps, un habit noir, une redingote, une jaquette, une veste, un veston, mais aucun des traits de leur visage n’est perçu en un tout cohérent. Les multiples observations faites par les villageois concernant un membre du Château ne concordent pas, les diverses procédures d’appariement traitées par le cerveau pour déterminer quel gabarit s’ajuste aux données présentes d’un crâne, d’une figure, d’un chef, d’une tête, ne concordent pas ; tout se délite au contraire, échappe à la représentation simple et claire, coule, s'évase et fuit selon une pente invisible. Barnabé, qui est le porteur des messages de K. vers Klamm et de Klamm vers K., est incapable de satisfaire K., est incapable de lui communiquer un seul mot de Klamm, parce que Klamm n’est pas pour lui un destinataire précis, qu’il est en deçà et au-delà de la configuration d’un destinataire précis : il fait partie du Réel pur, sa présence est là, effective, mais la perception la relève difficilement.


Barnabé ne reconnaît pas Klamm, non pas parce que la lumière de son visage échappe à son œil, mais parce que tout a été mis en place par les lois du Château pour que les rapports entre les villageois et les fonctionnaires soient biaisés. Élevé dès son plus jeune âge par sa sœur Olga à rencontrer les membres du Château, afin de leur faire part des doléances de sa famille, Barnabé n’a jamais pu les approcher vraiment, parce que ceux-ci se trouvent toujours éloignés de lui par un guichet, des greffiers, la disposition des meubles d’une salle, une porte ou la longueur des couloirs. N’ayant jamais discuté avec l’un ou l’autre de ses fonctionnaires, n’ayant jamais pu leur toucher un mot ou simplement les toucher, il ne s’est jamais familiarisé avec leur image, de sorte que leur image est, pour lui, restée pure et non empreinte de familiarités. Tout l’art des membres du Château réside dans le fait qu’ils ont su garder leur distance avec les gens du village, de sorte que leur visage est devenu intouchable ; image d’autre chose qu’un visage avant d’être un visage : une icône, telle une star de cinéma qui cache, sous les feux, l’allure qu’elle a au quotidien et redevient elle-même dans la rue : une simple passante. Les membres du Château sont des anges, des hommes ayant su détacher leur image d’eux-mêmes, comme Marilyn Monroe, Shirley Temple, Noureev ou Bowie sont des anges -- à ceci près qu’ils n’ont pas eu besoin des feux de la rampe. Ils sont en cela comparables au medicine man, mais un medicine man qui serait devenu le chef de sa tribu. Comme lui, comme les stars, le sorcier a su devenir saint et dangereux pour le profane, loin et proche de lui dans le même temps. Des hommes hostiles et saints, bénéfiques et maléfiques, ayant appris de la nature des secrets magiques et redoutables, capables de sauver le monde comme de le détruire, et qui, pour ces raisons, sont obligés d’habiter à proximité de la tribu, dans la forêt, non loin des hommes.


Aujourd’hui, nos Klamm ou medicine man se nomment les traders et la fascination qu’ils exercent sur nous est la même que celle du primitif pour son sorcier. Le trader fait la pluie et le beau temps, l’abondance et le krach, l’enfer et le paradis, aucun spectateur ne le voit, puisqu’il n’est pas une personnalité publique, et aucun politique ne le dirige. L’emprise qu’il a sur le monde est totale, puisqu’elle s’exerce autant sur les esprits que sur les corps. Les politiques sont ses ministres et les gouvernements, ses satrapies. La télévision, dont les firmes qui l’emploient ont des parts de marché, lui permet de diffuser une image de lui que l’on connaît sans connaître, nous ressemblant par certains traits, mais qui n’a plus de rapport social ou politique avec les Etats, les sociétés et les cultures. Le trader est-il une seule et même personne ou en est-il plusieurs ? Peut-on parler à son sujet d’un groupe d’hommes précis s’essaimant à la Bourse devant l’indice des flux monétaires et des parts de marché qu’ils manœuvrent ? Le spectacle nous présente toujours la même posture d’un individu de dos, en col blanc devant un ordinateur de la Bourse de Wall Street, Londres, Paris ou Tokyo. Image pure d’une caste ayant su obtenir des hommes un pouvoir que même Rome à son apogée n’a jamais osé rêver. Une caste dont le Château n’est pas à un endroit précis de la planète, mais à plusieurs. -- On dit à son sujet la Bourse, alors que ce sont des bourses, un ensemble de bourses, mais l’image de la Bourse prédomine, comme l’image du trader unique et de Klamm.

dimanche 17 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (10)

- X -



Le directeur du centre de formation, dans lequel j’étais à Paris, avait choisi un suppléant en la personne de M., un homme d’un certain âge ayant travaillé dans l’industrie en tant que cadre administratif et ne connaissant rien à la formation ni à l’intégration. Je dis M. à son sujet par peur d’un procès en diffamation, les romans n’ayant jamais été que le récit d’un événement passé transformé en fiction pour des questions de droit à la personne, mais M., suppléant du directeur de notre association parti en congés maladie, avait et n’avait pas sa place dans un centre de formation, comme moi, j’étais et je n’étais pas formateur. Nous étions tous les deux K. et Klamm, car K. est Klamm et Klamm est K. Dans le fond, il n’y a pas de limite substantielle entre moi et M., comme il n’y a pas de séparation physique entre un homme et son prochain. Nous mangeons tous dans la même assiette et nous devenons ce que nous mangeons.

M. était un homme de petite taille en col blanc, le visage ovale, le nez aquilin, les cheveux bouclés, gris roux et le ton du pédant. Il semblait un personnage de la commedia dell’arte, un Pantalon ou un Polichinelle cherchant constamment à briller avec nous, et toujours dans des contextes où il n’y avait pas lieu de le faire. Il aimait l’humour noir, la provocation, la saillie à l’emporte-pièce, et surtout avec les jeunes femmes employées par notre centre de formation. C’était une caricature ou un grotesque posé sur un visage d’homme, mais qui, dans le contexte de crise où nous baignions, ne faisait rire personne. Avec sa petite taille et son nez en I constamment perché, il paraissait tout droit sorti de l’imagination d’un enfant perturbé ; ce qu’il devait être aussi, car, dans l’état de décrépitude des locaux et des installations où nous nous trouvions, dans la gène des fins de mois vécue par l’ensemble des formateurs et notre manque de foi comme d’outils pédagogiques, un tel cauchemar pouvait bien avoir été halluciné collectivement.
Pouvions-nous réellement expliquer à nos amis, nos voisins, bref à des personnes venues de l’extérieur, quel personnage était M. ? Aurions-nous été crus ? Il paraissait très improbable qu’un tel homme ait pu exercer des fonctions dans l’industrie et devenir, par la suite, directeur d’un centre de formation oeuvrant pour l’intégration des immigrés ; cela ne pouvait être, échappait à toute logique. M. pouvait rentrer dans la salle de cours d’un formateur, critiquer sa façon d’enseigner et chercher à expliquer au tableau, pour des stagiaires immigrés débutant en français, ce qu’est un syndicat et la façon dont les différentes branches syndicales s’articulent entre elles, puis raconter l’histoire des grèves ouvrières et des manifestations du Front populaire, faire pleurer une jeune formatrice pour son attitude ou une postulante formatrice, lors d’un entretien, en lui faisant réciter la conjugaison de tel ou tel verbe à l’imparfait du subjonctif. Une jeune formatrice était-elle juive ou née en Algérie ? Il fallait qu’il émette contre elle des propos antisémites ou racistes, et, le plus souvent, nous le laissions dire. Chacun de nous le méprisait pourtant, chacun désirait son départ. Trois mois après son entrée aux fonctions de directeur, il déclara ouvertement au délégué syndical de la boîte que l’une des missions de son embauche était celle de nettoyeur ; cela avait été dit franchement et sans la moindre gène. Mais que pouvait-il bien nettoyer, dès lors qu’il avait montré son jeu au délégué syndical, à celui qui aurait dû être le dernier dans la confidence ? M. pouvait bien être fou, mais cette folie, à n’en pas douter, avait un motif : M. avait décidé de la farce qu’il nous jouerait et c’était une farce pathétique.

Au mois de mai 2005, le Centre International d’Etudes Pédagogiques avait demandé à des associations proposant des ateliers pédagogiques pour les immigrés de donner leur avis concernant un programme de langue française. C’était la première fois qu’une instance de l’Education Nationale se souciait d’intégration. L’Europe souhaitait obtenir des critères d’évaluation concernant ses flux migratoires. Rien, évidemment, de pédagogique là-dedans, la finalité n’étant pas, pour Bruxelles, de rendre autonomes des immigrés, mais de s’en servir à telle ou telle tâche pour laquelle des rudiments de français étaient nécessaires.
Bruxelles avait donc passé commande pour que des universitaires français spécialisés dans l’enseignement des langues rédigent un pensum. Naturellement, ces universitaires n’avaient aucune connaissance des besoins des immigrés, aucun gouvernement avant celui de Chirac ne leur ayant demandé de définir un enseignement pour un tel type de public. Aussi, ils ont trouvé leurs sources théoriques dans la lutte contre l’illettrisme. Ce qui est pour le moins embarrassant, l’illettrisme étant un problème concernant l’échec scolaire des Français, et le programme, qu’ils ont conçu, rentre actuellement dans un cadre politique nouveau, dans lequel l’immigré arrivant sur notre sol n’est plus libre d’apprendre notre langue, mais sommé de signer avec l’Etat un contrat de formation qui peut donner suite à des sanctions tragiques, s’il n’a pas été jugé capable de comprendre les cours.

Moi, M. et une formatrice syrienne étions donc à Sèvres, dans une salle de réunion du Centre International d'Etudes Pédagogiques, avec d’autres collègues, pour critiquer un programme qui serait publié quatre mois plus tard en l’état. La plupart des consultants gardaient le silence, indifférents, désabusés à force de porter des associations manquant de moyens et pouvant disparaître du jour au lendemain. M., quant à lui, était aux anges.

La journée de réunion passée, nous nous sommes retrouvés tous les trois aux portes du centre international à Sèvres, et M., incapable de se contenir, a encore voulu l’ouvrir. M. m'a indiqué du doigt un manoir qui se trouvait à une centaine de mètres de nous.
« - Voyez-vous, m'a-t-il demandé, à quelques pas de nous, le château de Le Pen? Le Pen n’est pas un si mauvais larron que les médias le prétendent et c’est un des rares hommes politiques à être sincère.
- Oui, je sais, ai-je dit alors en grinçant des dents.
- Ah oui ? a poursuivi M. Vous savez donc que l’Histoire n’est pas ce que les médias ou l’école en ont fait, parce que nous venons du même monde, vous et moi, et que vous lisez, comme moi. Vous savez que la vie est cruelle et terrible et que des Juifs ont collaboré et vendu leurs frères durant l’Occupation, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ? Vous savez ?
- Oui, je le sais, ai-je dit hors de moi. Il y a eu des vendus partout et de tout temps. L’écrivain Maurice Sachs en a même fait ses choux gras !
J'étais paralysé. Paralysé, consterné, le souffle coupé. Mais ce n’était qu’un début, M. n’avait pas dit son dernier mot. Il a fallu qu’il poursuive dans le métro avec moi et ma collègue syrienne. M. me provoquait à cet instant, comme un maître provoque son valet, pour juger de mon état de sujétion. Il voulait savoir si j'étais capable d’entendre de tels propos pour le salaire médiocre qu’il me versait, il voulait connaître le seuil au-delà duquel il pouvait espérer mon poing sur sa gueule. Et je n’ai rien dit, je suis resté déférent avec lui, j’ai gardé ma salive, jusqu’à ce qu’on me permette de l’ouvrir. Ce qui n’a pas manqué d’arriver, et M. a dû partir de notre centre de formation, comme il l'avait prévu lui-même, en ayant terminé ses annuités, pour la retraite.

lundi 11 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (9)

- IX -




Si Klamm est une énigme pour K., il est probable que K. lui-même soit une énigme pour Klamm. Si K. ne peut observer Klamm que par un trou fiché dans une porte de la salle du café de l’Hôtel des Messieurs, s’il guette l’instant où Klamm apparaîtra de cet Hôtel pour prendre la voiture qui l’attend à son seuil, Klamm peut bien, tel un reflet de K., un écho maîtrisé et amplifié de l’arpenteur, chercher à voir lui aussi K. Klamm serait donc le double de K. et nous assisterions à rien moins qu’à un jeu de lumières entre eux. Que sait K. de Klamm ? Il appartient au Château. Que sait Klamm de K. ? Il appartient au village. Les nouvelles retraçant la situation de Klamm pour K. et de K. pour Klamm ne sont données que par des émissaires, des médiateurs dont on peut douter de la réelle compétence ; et la mémoire des hommes, comme des porteurs de messages, est courte. Klamm ne s’enquiert pas par lui-même de la situation de K., il ne peut imaginer que le sort de K. soit mauvais, comme K. se figure que, pour Klamm, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, le lecteur, contraint d’assister à la déchéance de K. dans le Comté de Westwest et s’identifiant à lui, est surpris en découvrant la lettre de félicitation que Klamm lui adresse :
« À Monsieur l’Arpenteur à l’Hôtellerie du Pont. Les travaux me satisfont entièrement. L’ouvrage de vos aides n’est pas moins digne d’éloge(1).
Vous vous entendez à merveille à les exciter au travail. Ne faiblissez pas dans votre zèle, menez les à bonne fin. Une interruption me fâcherait. Au reste ayez confiance, la question du paiement se décidera bientôt. Je ne vous perds pas de vue. »

Le lecteur, ne pouvant comprendre les intentions de Klamm en écrivant sa missive, considère alors que K. est le jouet du destin et en veut aux membres du Château. Ceux-ci semblent être, pour lui, des dieux aveugles et ignorant la condition des créatures qu’ils dirigent. A moins qu’il ne s’agisse de l’absurdité du système administratif broyant les hommes et les jetant sur le carreau sans conscience de ses moyens et de ses fins, ou d’une machine invisible et folle, un processus schizophrénique ayant atteint la psyché de toute une société.
Mais l’on peut aussi imaginer que, si Kafka avait pris Klamm pour personnage principal de son roman, une lettre de K. à Klamm aurait eu une réception comparable sur le lecteur ; on peut aussi concevoir que les problèmes entre K. et Klamm ne sont pas de l’ordre de l’aveuglement ou de la manipulation, mais de la communication.

Dans cet ordre d’idées, les membres du Château se figureraient connaître les membres du village, comme les membres du village, les membres du Château. Le groupe des fonctionnaires du Château imaginerait être à l’image du groupe des habitants du village, et il n’y aurait pas d’injustice ni d’aberration d’un groupe envers l’autre, il serait inconcevable que le village soit mal administré ; chacun connaîtrait la situation de celui dont il dépend, chacun connaîtrait ses responsabilités : les rapports établis entre l’une et l’autre sphère seraient fondés sur la croyance que les réseaux de communication fonctionnent de manière optimale. – Alors que K., à la recherche de son identité, ne reconnaît pas son reflet dans le miroir et se figure que Klamm est un étranger pour lui. Il en viendra bientôt à penser que cet étranger veut lui manger son pain.



Ainsi, des employés des Assedics versant une allocation chômage aux demandeurs d’emploi. Ces employés, étant astreints à un régime de travail dont ils ne contrôlent pas le rythme et obligés de lire un nombre de plus en plus important de dossiers, préparent chaque mois le versement d’allocations selon ce qu’ils saisissent de tel ou tel allocataire et, peu à peu, perdent le fil des jobs entrepris par l’un ou par l’autre. Comme les grilles de lecture des feuilles de salaires des chômeurs par les Assedics ne sont pas pertinentes, le chômeur devient progressivement une énigme pour les Assedics en même temps que les Assedics deviennent une énigme pour le chômeur. Les Assedics peuvent considérer que le chômeur n’a pas perçu toutes ses allocations un mois sur l’autre et lui verser d’avantage que ce qu’ils auraient dû verser, ou bien le chômeur, fier d’avoir amoncelé un nombre d’heures important dans le mois, peut avoir la désagréable surprise d’être considéré, le mois suivant, comme étant un fraudeur.
Contrairement à une idée reçue, un chômeur est souvent coupable aux yeux de l’administration d’avoir trop travaillé, car, dans le fond, les Assedics, aussi ignorants des divers paramètres entrant en compte à la lecture d’une feuille de salaire que le chômeur lui-même, préfèrent un chômeur ne justifiant dans le mois d’aucun salaire et n’ayant rien à leur envoyer. Ce chômeur est paradoxalement un bon chômeur, puisque, potentiellement, virtuellement à la recherche d’un emploi et vivant dans l’expectative de jours meilleurs. De lui, l’Administration peut dire ce que Klamm écrit à K. : que les travaux exécutés le satisfont entièrement.

En revanche, si, pour l’Administration, la situation réelle du chômeur est une énigme, telle part d’énigme est prise en compte dans ses calculs. Ainsi, lorsqu’elle considère qu’un chômeur est un fraudeur, la condamnation qu’elle lui envoie par la poste n’en est pas une, puisqu’elle n’est généralement pas suivie d’un procès ; sa condamnation reste donc une condamnation par préméditation. Le fraudeur des Assedics, devenu en France la bête noire des politiques et des médias, est, dans la réalité, un fraudeur par intermittence : il est un fraudeur jusqu’à ce qu’il ait remboursé ses erreurs ou celles de l’administration.

C’est donc à une modulation de la peine et de la culpabilité que nous assistons, à une justice des frappes, proche de la guerre des frappes : la culpabilité pour une fraude n’est plus aujourd’hui condamnée à vie par une administration aveugle, un dieu Anubis indifférent aux remords qu’il pèse sur sa balance, mais le procès est intenté de façon aléatoire et pour un laps de temps précis, réduit à un ou deux mois. Le chômeur est estimé coupable de fraude pour une période très courte, mais, dans le même temps, il n’est pas coupable, il est mis en procès par la société, mais, dans le même temps, il n’est pas en procès avec elle, il est un bon travailleur et, dans le même temps, il en est un mauvais. Le bien et le mal sont devenus pour lui des notions toutes relatives, puisqu’ils dépendent de la main d’un peseur d’âmes, un Anubis qui, conscient de l’état d’aveuglement dans lequel il se trouve, cherche à pallier son handicap en bougeant la balance du destin des chômeurs d’un côté et de l’autre, d’un côté et de l’autre, comme s’il s’agissait du pendule d’un sourcier...



(1)Puisque le Château a fait obtenir à K. deux aides qui répondent au nom d’Arthur et de Jérémie et qui sont jumeaux.

mardi 5 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (8)

- VIII -




Il y a plus de deux ans, alors que j’étais formateur à Paris, j’avais dans mon cours une stagiaire malienne du nom de Konate. Konate est un patronyme courant et important au Mali qui désigne l’appartenance à la caste des seigneurs. En France, Konate avait environ quarante ans quand je l’ai connue, était femme de ménage à l’hôtel de police du Louvres et venait en stage en robe et fichu bariolés. Konate est K. rétrogradé par le maire du village après avoir émigré en France, mais aussi le diplômé de l’Université n’arrivant pas à faire valoir ses qualifications sur le marché du travail. Au niveau international, le marché du travail français est affaire de réseaux diplomatiques entre la France et le pays d’origine de l’immigré : un Iranien d’une trentaine d’années peut aujourd’hui avoir un poste à responsabilités à Paris et faire valoir sa double nationalité, un Marocain ayant fait ses études dans les années cinquante ou soixante peut être retraité de l’Université française, mais un Malien reste un Malien, comme un diplômé français es lettres sans titularisation demeure un raté. Le sort d’un homme n’est pas seulement une question de couleur de peau, mais il résulte d’un marché du travail, de conjonctures économiques et diplomatiques propices ou néfastes et de l’histoire des hommes et des sociétés. Konate, quant à elle, avait choisi de venir en France et était devenue agent d’entretien à Paris pour l’hôtel de police du Louvres. Depuis près de dix ans, elle fait le ménage le soir dans un commissariat, tandis que les coffres forts sont ouverts et que des liasses de billets sont à portée de sa main.

Un jour que je faisais cours à des stagiaires immigrés avec elle, j’avais voulu les pousser à visiter le Louvres. J’avais, durant la journée, des Maliens, des Algériens, des Egyptiens, des Nigérians ou des Turc, et, selon eux, l’accès à la culture était seulement déterminé par l’argent. Je leur ai déclaré que non, je leur ai affirmé qu’il y avait aujourd’hui un accès à la culture pour tous, je leur ai expliqué que le musée du Louvres était gratuit un dimanche dans le mois et qu’ils pouvaient y aller eux aussi, mais mes réponses ne les ont pas satisfaits et un débat a commencé entre nous. Konate a tranché la discussion en déclarant que, même si le musée du Louvres était quelquefois gratuit, il n’était pas pour eux. Pour eux, c’était de l’argent sale, de l’argent offert mais, dans le même temps, interdit, un mensonge de polichinelle comme celui qui s’amoncelait dans les coffres ouverts du commissariat du Louvres qu’elle nettoyait le soir, depuis bientôt dix ans.



L’argent est là, sur les comptoirs de l’hôtel de police du Louvres, il est Madone à l’enfant de Fra Angelico, de Raphaël ou de Vinci, les pièces où se trouvent amoncelés les trésors de la peinture florentine et la profanation de l’hostie d’Uccello, la Fortune, la Fortune devant soi ; mais, dans le même temps, l’argent n’est pas là. Il est présenté comme un fruit à portée de la main, l’eau courante versée à flot des pompes publiques, O² que l’on respire, femme-offerte- offertoir-ou-foire, évidence et flagrance, mais cette évidence ne se touche pas, cette flagrance ne saisit que le regard. Les fruits de Tantale sont à la fois ce que le regard s’approprie et le hors-champ puisque hors de portée, le hors des mains donc du regard : l’approprié et l’inapproprié.


« Le chemin qui monte, qui descend est un seul et même. »

Héraclite.


On contemple l’argent offert tels les yeux d’une raie sur l’étal d’un pécheur italien – des yeux qui ne mentent pas – la peinture florentine au musée du Louvres et l’art malien au Quai Branly depuis que le Musée de l’Homme n’existe plus, et, dans le même temps, Konate est une otage, le visiteur du Quai Branly et du Musée du Louvres sont des otages, puisque tous sont dépossédés de l’univers qui leur donnait lieu d’être. Les bijoux, les colliers, les atours maliens de Konate sont devenus des objets de culture pour le visiteur du Quai Branly, comme le sont la profanation de l’hostie, le Pape de Bacon ou une Madone florentine pour le visiteur du Louvres, et les visiteurs s’avancent hypocritement devant eux, cependant que Konate elle-même s’avance devant l’argent ; elle s’avance hypocritement, mais sans cynisme, comme le visiteur imaginant emporter la Madone ou le Juif d’Uccello auquel il est défendu de profaner l’hostie. Elle plie l’échine comme le visiteur, chacun perdu dans un recoin du Château et reproduisant les gestes de l’autre, tel un hologramme fonctionnant en boucle depuis dix ans. Mais tous refuseraient de contempler leur propre dieu, si on le leur présentait, tous sont incapables d’avouer le nom du dieu qu’ils adorent. Et tous sont, pris dans leur mauvaise foi, l’image inversée des deux autres, et vouent un culte absurde à ce qui ne les concerne pas.


vendredi 1 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (7)

- VII -



L’instituteur attend K. dans la chambre que son hôtesse voudrait lui reprendre. Il lui apprend que le maire n’a pas aimé le ton outrecuidant qu’il a eu lors de leur dernière conversation et qu’il a dressé un procès verbal contre lui. Cependant, dans un souci de solidarité, le maire veut encore se montrer généreux envers lui et il a décidé que K. pouvait obtenir une place de concierge à l’école du village. Ainsi K. se retrouve rétrogradé et, d’arpenteur, il passe pipelet. Il refuse naturellement, mais Frieda, sa compagne, devant la nécessité de la situation, parvient à le faire changer d’avis. K. n’a pas le choix et c’est du bout des lèvres qu’il consent à l’offre, et l’instituteur, qui s’est trouvé devoir créer un emploi de concierge pour son école, lui lit la fiche de poste du bout des lèvres, lui aussi :
« Vous avez, Monsieur l’Arpenteur, à nettoyer et chauffer chaque jour les deux salles de classe, à faire vous-même les petites réparations de la maison, des objets de l’école et des agrès de la salle de gymnastique, à balayer la neige de l’allée du jardin, à faire mes commissions et celles de Mademoiselle l’institutrice, et, pendant la belle saison, tous les travaux du jardin. En revanche, vous pouvez choisir celle des salles de classe où vous habiterez ; mais, si l’on ne fait pas classe dans les deux salles à la fois et que vous habitiez dans celle où l’on enseignera à un moment donné, il vous faudra naturellement déménager pour habiter dans l’autre. Vous n’aurez pas le droit de faire la cuisine à l’école ; à titre de compensation, vous serez nourris à l’auberge, vous et les vôtres, aux frais de la commune. En qualité d’homme bien élevé, vous devez savoir que votre conduite ne devra jamais porter atteinte à la dignité de l’école et que les enfants, tout particulièrement, ne devront jamais être témoins de scènes déplaisantes à votre foyer, je ne mentionne donc la chose qu’accessoirement. Dans le même ordre d’idées, je tiens à insister sur la nécessité où nous sommes de vous demander de faire régulariser le plus tôt possible vos relations avec Mademoiselle Frieda. Nous établirons sur ces bases un contrat d’engagement que vous aurez à signer dès que vous emménagerez. »

K. est maintenant employé sur les bases d’un contrat moral qui dépasse le simple engagement d’un travail rémunéré, puisque son intimité même est prise en compte. K., en même temps qu’il est contraint de se marier avec Frieda, perd son statut moral et juridique d’homme libre et au-dessus de tout soupçon. Puisqu’il doit habiter dans l’une ou l’autre des salles de cours qui pourra être remplie d’écoliers à tout moment, il n’a plus de foyer, n’est plus le garant de sa personne morale ; en somme, il n’a plus de vie en propre. Il est moins qu’un enfant, donc moins qu’un concierge, il n’est plus rien. Rien.


À la fin des vacances scolaires 2006, j’avais, comme je l’ai dit, accepté un travail d’adjoint éducatif consistant à encadrer des enfants d’une école maternelle et primaire. Je sentais la fin de mon chômage approcher et sonner l’heure des séparations avec ma femme. Je suis donc arrivé, après mon entretien d’embauche, à ma première réunion de travail. Moi et quelques autres avons été assis à une table de maternelle, sur des chaises de la taille de jouets ; Yamina était là aussi et devait animer la réunion. Nous étions cinq ou six âgés de vingt ou trente ans, la plupart exerçaient déjà cet emploi depuis deux ou trois ans, et pourtant, Yamina a souhaité employer deux heures à extraire de notre fiche de poste, page de quelques lignes posée sur la table devant nous, la quintessente moelle, et chacun de nous a hoché la tête à l’inventaire des charges, comme des enfants devant la maîtresse. Un mois plus tard, le même rituel s’est produit, mais, cette fois, les directrices de l’école maternelle et primaire où j’exerçais mes fonctions étaient présentes, il s’agissait de savoir si elles étaient satisfaites de mon travail. Nous nous sommes donc assis, dans la garderie où je travaillais depuis peu, sur des chaises d’enfants qui nous cassaient le dos. Mon employeur était là et avait ma fiche de poste à la main ; il l’avait même avant d’être entré dans l’école, mais, à sa grande surprise, les deux directrices étaient contentes de moi. – Il ne l’avait prise avec lui que pour le cas où l’une ou l’autre des exigences de ma charge n’avait pas été respectée. – Comme il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, il n’avait pas à la lire et il est reparti avec elle pour une autre réunion, dans un autre établissement. Là, il s’assiérait de la même façon, sur une chaise minuscule, et c’est dans cette position ridicule que, peut-être, il aurait à licencier un employé.

Contrairement à une idée reçue, les rituels n’ont pas disparu de nos sociétés, mais ils ont régressé au stade infantile, les adultes qui nous dirigent se reconnaissant impunément comme étant de grands enfants, puisque c’est actuellement l’enfance et la jeunesse qui sont l’idéal et non plus la barbe et les binocles, la sage maturité du vieillard, comme à l’époque de Kafka. C’est donc aujourd’hui avec une irresponsabilité souveraine que les directeurs tuent socialement leurs employés. On découvre alors un renversement des perspectives, par rapport à l’époque où Haussmann construisait ses immeubles : ce sont maintenant les jeunes qui sont devenus vieux et habitent sous les combles, ce sont les jeunes qui portent binocles et rouflaquettes après l’âge de dix-huit ans, cependant que les vieillards habitent, au-dessous d’eux, de grands appartements, s’habillent comme leurs neveux et se déresponsabilisent de leur progéniture, génération devenue sénile avant l’âge, qui ne les reconnaît pas, et dont ils ne se reconnaissent pas.