dimanche 12 octobre 2008

Logique de l'indigence (2)

Jacques-André Boiffard, Le gros orteil

Loana et "Le gros orteil "de Bataille


"Je déteste mes pieds, dit l'actrice Loana du Loft, j'interdis de les montrer et je poursuivrai en justice tout journaliste qui les photographiera !"


Loana



En 1929, Bataille publie dans la revue Documents un article intitulé « Le gros orteil » ; les photographies sont de Jacques-André Boiffard, plus connu pour avoir collaboré avec André Breton sur les photographies de Nadja. L’article et son sujet paraîtront, encore aujourd’hui, anecdotiques : trois clichés en gros plan d’un orteil masculin, dont Georges Bataille décrit la laideur et l’effet de basse séduction. Ce que sondait Bataille avec ce thème singulier, c’est la figure de l’hétérogène et sa dynamique à l’oeuvre dans l’homme. L’auteur cherchait à montrer que telle figure fait partie intégrante de l’esthétique tout autant, sinon plus, qu’un buste grec ou la représentation, disons, néo-classiciste de la femme. Le pied humain était comparé à la plante végétale et la plante végétale à l’érection :

« Un homme n’est pas tellement différent d’une plante, subissant comme une plante une impulsion qui l’élève dans une direction perpendiculaire au sol. Il ne sera pas difficile de montrer que la morale humaine est liée aux impulsions verticales d’une érection qui distingue l’être humain du singe anthropomorphe. ».

Bataille dénonçait, par un tel sujet, les canons esthétiques de la belle âme, encore à l’œuvre de nos jours dans l’oubli social d’une origine commune, et qui fait de la schizophrénie et du fétichisme un jeu littéraire, une discussion de philosophes ou de sociologues, un folklore, en somme.


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Aujourd’hui, la plante des pieds de Loana nous révèle-t-elle quelque chose sur nous-mêmes ?

Loana aime-t-elle ses pieds ? A-t-elle les pieds cassés pour les avoir usés en faisant de la danse, alors qu’elle était une enfant ? ou rêve-t-elle de petits pieds, comme ceux des Chinoises, leurs doigts rompus dans des chaussures en bois ?


Le Loft n’indique pas cela, mais il montre ce que nombre de petites filles veulent ou rêvent de cacher, et ce qu’elles nous dévoilent pourtant, par dessous.


Avec la téléréalité, l’anecdotique du pied humain devient une denrée commune. Personne ne se choque plus de ce que des détails de notre anatomie polluent l’espace médiatique ; que le tube cathodique en fasse son beurre ou des tartines ne scandalise pas outre mesure : quelques échos vilipendant font les choux gras des magazines et disparaissent. Le gros orteil de Loana est toujours caché, mais, contrairement à ce que dénonçait à son époque Bataille, il n’est plus invisible : un jeu de cache assez simple a été mis en place, donnant à chaque spectateur ce qu’il veut voir selon sa bourse, Internet présentant, sous simple demande, la base alvine de la télévision. Nous sommes toujours dans l’anecdotique, mais l’on sait que la prégnance d’un orteil, dans toute sa complexité, coûte plus cher à regarder sur le Réseau que les mignardises d’une soubrette, accessibles par simple redevance télé. Ces mignardises, élevées au rang de gadget, font que le consommateur change de rayon, et que lui et son caddie trouvent leur bonheur dans une Immaturité plus grande encore.



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Il y a des lois internationales concernant les armes à employer en temps de guerre.


Il y a des lois internationales concernant les images à diffuser sur le Réseau.


Il y a la même hypocrisie et le même cynisme concernant la vente des armes et le dévoilement des pieds d’une enfant.


Il y a la même impossibilité à admettre, à comprendre, à vouloir l’un et l’autre.


Le poète américain Michael Palmer écrit Sun.

Sun est le journal à scandales U.S.

Sun est le soleil noir de Nerval, Pierre Roux, Queneau, Bataille,

C’est la fin du monde dans un sexe de fille,

C’est la vaticination exclusive, la prophétie Temps réel, émise journaux après journaux

après passage du Portail.


– J’accepte les conditions d’avoir 18 ans, dit le Portail.


– Je dis avoir lu et compris le contrat qui dit que j’accepte les conditions d’avoir 18 ans, dit le Portail.



La fille est une fille,

Une pute est une fille,

Une pute est toujours une fille.



Passage dans l’œil mort de l’éclat du soleil noir

Et des raisons encore pour épeler encore, et lire mot à mot des raisons.




J’ai lu Deleuze, Barthes, Kraus, Lewinter, Debord et je veux encore épeler les signes, expliciter des raisons de faire ce que je fais et de voir ce que je vois.


J’ai lu Sade, Adamov, Reich, Calaferte, Jeanne de Berg et je veux encore trouver des explications, expliquant, prouvant, justifiant que je regarde ce que je regarde et que je fais ce que je fais.


Le décapité avait sa tête dans les mains cinq minutes, quand il est tombé.

L’énuclée, désossé, castré, cou, os, sexe dans les mains, cinq, dix, vingt minutes.

SUN, Robert Palmer


Je dis,

Je vois,

Je dis et je vois.


J’accepte les conditions du Portail, je dis, J’ai 18 ans, je vois, J’ai 18 ans, j’accepte le jeu schizophrénique que les médias m’imposent entre Télévision et Réseau. Mes mains, ma tête sont officiellement inscrits sur ma feuille de redevance Télé, ils ont une pudeur, une morale, une éthique, mais mon sexe et mes pieds, le sale, l’immoral, tout ce que je ne dois pas révéler, sont sur le Réseau. Le Krach était sur le Réseau six mois avant la télé, et puis, aujourd’hui, le Krach comme Virus est dans ma tête, je prends conscience du Krach, je me sens coupable d’être un salaud, vicieux, pervers, pédé qui infeste la sphère réelle, ma tête et celle des autres, je prends conscience maintenant d’avoir ouvert le Portail avec ma main gauche et d’avoir regardé l’Innommable, l’Odieux, l’Insoutenable, d’avoir vu mes pieds, mes orteils sur le Réseau, femme montée par un cheval, enfants vendant leurs organes.


« Mon Dieu, ce sont mes escarres, ce Krach, comment n’y ai-je pas pris conscience plus tôt ? se dit la Télé. Je suis un fraudeur, se dit la Télé. Oui, je me rappelle, maintenant (ma mémoire est sélective), je suis un coupable, je suis un fraudeur, je suis salaud tant que je n’ai pas payé. Mais je peux payer, mais je dois payer. Je paye. Tant que je paye, je suis un fraudeur par intermittence, un intermittent du Spectacle Faute, tant que je débourse. Et j’éjacule donc, je débourse, je suis un festivalier de la giclette, et l’on me pardonne, se dit la Tête-Télé, ma Tête ou celle d’un autre, je suis une modulation des limites à établir en société de la faute et du crime, je tête tant que je paye, se dit ma Tête-Télé. Je tête, je tête, je tête… »