vendredi 26 juin 2009

Des nouvelles récentes du Château (XIII)

- XIII –




A propos du Krach, K. pense qu’il y a une différence entre la "sphère réelle" et la "bulle boursière". Certes, il se représente la "sphère" comme une figure géométrique et la "bulle" comme un volume pouvant exister concrètement dans le monde, mais il n’est pas frappé par le fait que, pour des économistes, une figure géométrique puisse être réelle et qu’une bulle ait des accointances avec le domaine de la spéculation financière ; son esprit ne va pas jusque là. Ou, s’il remarque le paradoxe, il ne s’en étonne pas et imagine que les hommes, qui ont choisi les mots « sphère » et « bulle », ne cherchaient pas à employer des mots justes, mais pertinents. Et qu’y a-t-il de plus pertinent qu’une "sphère réelle" et une "bulle boursière" ? Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas de poésie mais de mots touchant une réalité dure et brutale, une réalité qui risque de le toucher, lui et quelques autres, s’il ne choisit pas, dès maintenant, le bon chemin. pour lui. Il y a donc un « mur », une "distance", des "gardes fous" entre le monde des hommes et le domaine de la spéculation financière, et, si ce « mur » s’est écroulé avec le krach, cela n’est pas dû au fait que les discours des économistes étaient illusoires, mais au destin. Ni lui, ni aucun homme ne pouvaient empêcher qu’un tel système se disloque, c’était couru d’avance. Aucune façon de remédier à une telle catastrophe, l’idée même d’avoir à changer de système lui paraît, encore aujourd'hui, aberrante.


Selon K., il fallait que ce soit ce système et il fallait que ce système nous emmène à la catastrophe. Quel autre modèle aurait-il pu avoir ? Quel autre aurait-il pu espérer ? Le communisme ? (K. se met ici à rire) Mais le communisme lui même a prouvé qu’il était un échec et, si les mots et les discours qui le portaient étaient convaincants, la chute du mur de Berlin était, quant à elle, bien réelle. Par leur vie même, les dirigeants soviétiques ont prouvé que seules la cupidité et l’avarice gouvernaient le monde. Chacun de nous rêve d’argent, et, derrière chaque communiste, aussi sincère qu’il soit, un bourgeois sommeille.


Nous sommes hélas tous coupable, affirme alors K., ennuyé d'avoir eu à formuler un tel aveu ; nous avons tous, dès notre naissance, le même mal qui nous ronge, nous aimons l’argent. Dans ces conditions, que pouvions-nous espérer ? Nous avons tous les mêmes aspirations, chacun de nous court vers les mêmes buts. Il aurait été naïf de penser que nous aurions pu être épargnés. Et, même si nous avions échappé à une telle tragédie, si les hommes avaient réussi à s’organiser pour parvenir à une société plus juste, combien de temps aurions-nous eu avant que la cupidité d’un seul n’emportât notre joli château de cartes ? Il en aurait fallu un seul, une goutte d’eau, pour que tout retombât et que nous dussions reconstruire ce que nous avions bâti. Le krach n’est donc pas une fiction imposée aux masses ni une image poétique, conclut-il. Il est impossible que des hommes puissent inventer une telle machination pour s’enrichir davantage. Nous ne pouvons pas envisager un tel cynisme, et cela, malgré les leçons de l’Histoire. C’est la fatalité, la fatalité seule, qui est responsable de notre sort.

mercredi 17 juin 2009

Des nouvelles récentes du Château (XII)

XII -



Actuellement, les masses découvrent chaque jour un peu plus que l’Argent-roi n’était qu’un rêve pour lequel elles n’ont jamais eu de part. Elles prennent conscience qu’elles étaient K. tout ce temps : elles pensaient, comme lui, avoir droit à un morceau d’un quelconque bonheur commun ; peut-être même pensaient-elles avoir eu une rétribution en espèce un moment, une seconde, alors qu’elles n’avaient jamais cessé de justifier l’inadmissible de leur condition. Contrairement à K., chaque individu pris isolément a de ces instants de lucidité devant lesquels l’ensemble de ses illusions se révèle, jusqu’à ce que le ronge le regret et qu’il s’en remette à son destin. Ainsi, chaque individu pris isolément se découvre juge partial et bourreau de sa propre condition, tandis que la domination qu’exerce sur lui le Château n’est plus tenable, que le procès que le Château intente contre lui est injuste et horrible, et que tout court à sa perte. Mais comment pourrait-on supporter d’être K. ? Comment la conscience pourrait-elle supporter si longtemps d’être K. ?
« Non, tel examen de conscience est insupportable, se dit K comme quiconque pris dans la masse, personne n’est dans un troupeau, personne n’est mené à l’abattoir, ce serait absurde, se dit K comme quiconque pris dans la masse. Si les lois que nous impose le Château nous semblent injustes, c’est que nous n’avons pas une vue d’ensemble des problèmes, nous ne sommes pas au bon endroit pour avoir une représentation claire des difficultés ; nous n’en saisissons que des détails. C’est pourquoi l’argent demeure un mystère pour nous, mais les raisons pour lesquelles l’argent, ce que nous osons à peine nommer un dieu, se met en colère, les raisons, pour lesquelles Il nous sacrifiera peut-être, sont justes. Comment pourrait-on supporter de mourir sans intelligence avec notre Maître ? Comment pourrait-on supporter de mourir sans raison, sans même avoir été le complice de son meurtrier ? Cela serait mourir deux fois, à notre avis et nous ne voudrions pas mourir deux fois, nous ne saurions pas mourir deux fois. »


... Puis le sarcasme.

Puis le rire jaune du sarcasme.

... Puis l’abandon à…


-- Alors que ni K. ni aucun d’entre nous ne croit plus en dieu ni au diable, alors que nous avions pensé régler les questions métaphysiques et religieuses dans la première moitié du vingtième siècle avec la séparation de l’église et de l’état et le courant de la libre-pensée, il faut pourtant encore plier le genou et se soumettre au énième Tohu-bohu. Il faut que les peuples donnent à des hommes qui ont tout, mais dont personne ne connaît l’image (puisqu’elle est cachée par ceux-là mêmes dont on croit encore qu’ils nous gouvernent), donc offrir à des dieux davantage de pouvoir encore, afin que leur colère, leur folie ou, peut-être, leur inconscience de ce que nous sommes, retombe et qu’ils nous épargnent.


" Non, se dit K comme tel ou tel matricule pris dans la masse, il est impossible que nous soyons les jouets d’une religion primitive et barbare, il est impossible que ce soit nous les barbares. Comment pourrions-nous accepter cela pour nous-mêmes ? Comment pourrions-nous accepter d'être cela ? Mais de quel dieu sommes-nous les fidèles? Quel dieu est assez puissant pour que nous puissions croire en lui sans que nous en ayons conscience ? Non, vraiment, jamais Gnose n’avait été aussi peu révélée , puisque même ses disciples oublient le culte qu'ils pratiquent tous les jours !"


dimanche 24 mai 2009

Le Château : Klamm ou Trader démasqué


Jérôme Kerviel




Sources : Finances et marchés, challenges.fr :

"Kerviel parle pour la première fois à la télévision

L
'ex-trader raconte comment, peu à peu, il a perdu la notion de l'argent. Il confie aussi sa volonté de se battre jusqu'au bout contre la Société Générale


L'
ex-trader de la Société Générale utilise maintenant l'arme de la télévision. Pour la première fois, Jérôme Kerviel est apparu sur le petit écran dimanche 8 février pour raconter sa version des fraudes dont il est accusé et qui auraient fait perdre quelque 5 milliards d'euros à la Société Générale. Dans un entretien accordé à l'émission "Sept à Huit" sur TF1, le Breton se décrit comme un "petit soldat" de la banque. Il explique n'avoir pas dévié de sa première déclaration - "J'ai fait de grosses bêtises"- mais considère qu'on [l'] a poussé à la gagne" Le jeune homme explique comment "peu à peu on perd la notion de l'argent" en vivant "dans ce vase clos deconnecté".
S'il a accepté de parler, c'est que l'ex-trader semble considérer que les juges d'instruction ne vont pas examiner les ordinateurs qui recèleraient, selon lui, les informations prouvant sa version des faits ni interroger les témoins qui accréditeraient ses propos.
"Ma vérité, c'est : j'ai fait cela, mais si j'ai pu le faire, c'est qu'on m'a laissé faire.", résume-t-il.
"Si on m'avait dit, arrête tes conneries, je l'aurais fait." Au contraire, résume-t-il, des relevés des compteurs en fin de journée, ses supérieurs venaient le féliciter d'une tape dans le dos : "T'as été une bonne gagneuse."."

Finances et marchés, 9/02/2009




De l'argent, La ruine de la politique, Michel Surya

"Qu'arrêtait-on en arrêtant quelqu'un que la presse ou la justice convainquait de pratiques illégales (bourgeois, élu, entrepreneur) ? On n'arrêtait rien, en réalité. Le capital ne s'est jamais sérieusement soucié de ceux auxquels il devait de fonctionner. Quelques-uns pouvaient-ils être convaincus de prendre avec la légalité qu'il rêve de représenter des libertés telles qu'on pourrait être amené à douter qu'il soit le seul à pouvoir prétendre garantir la liberté ? Qu'on les sacrifie alors. Qu'on les jette en pâture à ceux qui ne sont plus en mesure de mener la guerre contre le capital ; que ceux-ci continuent de croire qu'ils s'en prennent au capital quand ils ne s'en prennent qu'à ceux dont lui-même n'est que trop content de se débarrasser.
Le capital a en fait saisi l'occasion que lui fournissaient ceux qui s'étaient jusque-là dressés contre lui pour se dresser lui-même (et dresser ses règles) contre ceux des siens qui l'empêchaient de prétendre être, entre tous les systèmes, le plus juste. De le devenir du moins. Au point qu'il n'y en ait plus d'autre pour pouvoir le prétendre. Encore moins l'être.
Quelques-uns, qui ont renoncé à renverser le capital, se contenteraient-ils de le discréditer en démontrant qu'il n'est pas aussi juste ni aussi pur qu'il le prétend ? Il suffirait à celui-ci, en ce cas, de démontrer qu'il a, en commun avec eux, la volonté de se débarrasser des excès qui compromettraient son principe de justice."

Michel Surya, De l'argent
Editions Payot et Rivages, 2000 pour la première édition

vendredi 22 mai 2009

There won't be World War 3, believe me


There won't be World War 3, believe me

De l'argent, Michel Surya


De l'argent, la ruine de la politique
Michel Surya


" D'autres mondes étaient possibles. D'autres rêves existaient. Des deux, des années de lutte témoignent. Une volonté chez certains de toute une vie. Une violence chez d'autres sans accommodement possible. Pour, à la fin, rien, sinon cette forme d'horreur sans borne de l'acquiescement de tous à tout ce qui est.
Il se peut que Kafka ait envisagé à peu près tout ce à quoi il était possible que l'homme consentît. Nul n'a sans doute davantage envisagé que Kafka tout ce à quoi il se pouvait que l'homme consentît. Envisagé par exemple le consentement de l'inconnu (de l'innocent) au couteau qui le sacrifie. Mais la joie ? La joie a échappé à Kafka. La joie qui porte l'inconnu ou l'innocent vers le couteau. La joie qui fait du couteau le seul destin que l'inconnu connaisse. Qu'il connaît faute de désirer quelque autre destin que ce soit.
Du sacrifice qu'il fait si délibérément de lui-même, de la liberté que précisément il sacrifie en se sacrifiant, il n'y a que la domination à tirer parti. La domination n'en tire pas pour autant un parti sacré. Il n'y a rien que la domination craigne maintenant comme ce qui la sacraliserait. Parce qu'elle ne désire rien tant que d'être seulement efficace."

Michel Surya De l'argent, ruine de la politique
Rivages Poche/Petite bibliothèque
Editions Payot et Rivages : 2009



Le Château : Klamm le trader








Klamm ou medicine man ou trader ou fonctionnaire du château, avant ou après tohu-bohu

Des nouvelles récentes du Château (XI)


Image possible de Klamm : trader ou medicine man




- XI -



Pourquoi Barnabé a-t-il été choisi par le Château pour être le porteur des messages de Klamm à K. et de K. à Klamm, alors qu’il n’arrive pas à identifier Klamm ? Qui, d’ailleurs, dans le village est capable de reconnaître le visage d’un fonctionnaire? Qui sait par qui il est administré ? Ce que les habitants du village se représentent de leurs fonctionnaires est, la plupart du temps, un habit noir, une redingote, une jaquette, une veste, un veston, mais aucun des traits de leur visage n’est perçu en un tout cohérent. Les multiples observations faites par les villageois concernant un membre du Château ne concordent pas, les diverses procédures d’appariement traitées par le cerveau pour déterminer quel gabarit s’ajuste aux données présentes d’un crâne, d’une figure, d’un chef, d’une tête, ne concordent pas ; tout se délite au contraire, échappe à la représentation simple et claire, coule, s'évase et fuit selon une pente invisible. Barnabé, qui est le porteur des messages de K. vers Klamm et de Klamm vers K., est incapable de satisfaire K., est incapable de lui communiquer un seul mot de Klamm, parce que Klamm n’est pas pour lui un destinataire précis, qu’il est en deçà et au-delà de la configuration d’un destinataire précis : il fait partie du Réel pur, sa présence est là, effective, mais la perception la relève difficilement.


Barnabé ne reconnaît pas Klamm, non pas parce que la lumière de son visage échappe à son œil, mais parce que tout a été mis en place par les lois du Château pour que les rapports entre les villageois et les fonctionnaires soient biaisés. Élevé dès son plus jeune âge par sa sœur Olga à rencontrer les membres du Château, afin de leur faire part des doléances de sa famille, Barnabé n’a jamais pu les approcher vraiment, parce que ceux-ci se trouvent toujours éloignés de lui par un guichet, des greffiers, la disposition des meubles d’une salle, une porte ou la longueur des couloirs. N’ayant jamais discuté avec l’un ou l’autre de ses fonctionnaires, n’ayant jamais pu leur toucher un mot ou simplement les toucher, il ne s’est jamais familiarisé avec leur image, de sorte que leur image est, pour lui, restée pure et non empreinte de familiarités. Tout l’art des membres du Château réside dans le fait qu’ils ont su garder leur distance avec les gens du village, de sorte que leur visage est devenu intouchable ; image d’autre chose qu’un visage avant d’être un visage : une icône, telle une star de cinéma qui cache, sous les feux, l’allure qu’elle a au quotidien et redevient elle-même dans la rue : une simple passante. Les membres du Château sont des anges, des hommes ayant su détacher leur image d’eux-mêmes, comme Marilyn Monroe, Shirley Temple, Noureev ou Bowie sont des anges -- à ceci près qu’ils n’ont pas eu besoin des feux de la rampe. Ils sont en cela comparables au medicine man, mais un medicine man qui serait devenu le chef de sa tribu. Comme lui, comme les stars, le sorcier a su devenir saint et dangereux pour le profane, loin et proche de lui dans le même temps. Des hommes hostiles et saints, bénéfiques et maléfiques, ayant appris de la nature des secrets magiques et redoutables, capables de sauver le monde comme de le détruire, et qui, pour ces raisons, sont obligés d’habiter à proximité de la tribu, dans la forêt, non loin des hommes.


Aujourd’hui, nos Klamm ou medicine man se nomment les traders et la fascination qu’ils exercent sur nous est la même que celle du primitif pour son sorcier. Le trader fait la pluie et le beau temps, l’abondance et le krach, l’enfer et le paradis, aucun spectateur ne le voit, puisqu’il n’est pas une personnalité publique, et aucun politique ne le dirige. L’emprise qu’il a sur le monde est totale, puisqu’elle s’exerce autant sur les esprits que sur les corps. Les politiques sont ses ministres et les gouvernements, ses satrapies. La télévision, dont les firmes qui l’emploient ont des parts de marché, lui permet de diffuser une image de lui que l’on connaît sans connaître, nous ressemblant par certains traits, mais qui n’a plus de rapport social ou politique avec les Etats, les sociétés et les cultures. Le trader est-il une seule et même personne ou en est-il plusieurs ? Peut-on parler à son sujet d’un groupe d’hommes précis s’essaimant à la Bourse devant l’indice des flux monétaires et des parts de marché qu’ils manœuvrent ? Le spectacle nous présente toujours la même posture d’un individu de dos, en col blanc devant un ordinateur de la Bourse de Wall Street, Londres, Paris ou Tokyo. Image pure d’une caste ayant su obtenir des hommes un pouvoir que même Rome à son apogée n’a jamais osé rêver. Une caste dont le Château n’est pas à un endroit précis de la planète, mais à plusieurs. -- On dit à son sujet la Bourse, alors que ce sont des bourses, un ensemble de bourses, mais l’image de la Bourse prédomine, comme l’image du trader unique et de Klamm.

dimanche 17 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (10)

- X -



Le directeur du centre de formation, dans lequel j’étais à Paris, avait choisi un suppléant en la personne de M., un homme d’un certain âge ayant travaillé dans l’industrie en tant que cadre administratif et ne connaissant rien à la formation ni à l’intégration. Je dis M. à son sujet par peur d’un procès en diffamation, les romans n’ayant jamais été que le récit d’un événement passé transformé en fiction pour des questions de droit à la personne, mais M., suppléant du directeur de notre association parti en congés maladie, avait et n’avait pas sa place dans un centre de formation, comme moi, j’étais et je n’étais pas formateur. Nous étions tous les deux K. et Klamm, car K. est Klamm et Klamm est K. Dans le fond, il n’y a pas de limite substantielle entre moi et M., comme il n’y a pas de séparation physique entre un homme et son prochain. Nous mangeons tous dans la même assiette et nous devenons ce que nous mangeons.

M. était un homme de petite taille en col blanc, le visage ovale, le nez aquilin, les cheveux bouclés, gris roux et le ton du pédant. Il semblait un personnage de la commedia dell’arte, un Pantalon ou un Polichinelle cherchant constamment à briller avec nous, et toujours dans des contextes où il n’y avait pas lieu de le faire. Il aimait l’humour noir, la provocation, la saillie à l’emporte-pièce, et surtout avec les jeunes femmes employées par notre centre de formation. C’était une caricature ou un grotesque posé sur un visage d’homme, mais qui, dans le contexte de crise où nous baignions, ne faisait rire personne. Avec sa petite taille et son nez en I constamment perché, il paraissait tout droit sorti de l’imagination d’un enfant perturbé ; ce qu’il devait être aussi, car, dans l’état de décrépitude des locaux et des installations où nous nous trouvions, dans la gène des fins de mois vécue par l’ensemble des formateurs et notre manque de foi comme d’outils pédagogiques, un tel cauchemar pouvait bien avoir été halluciné collectivement.
Pouvions-nous réellement expliquer à nos amis, nos voisins, bref à des personnes venues de l’extérieur, quel personnage était M. ? Aurions-nous été crus ? Il paraissait très improbable qu’un tel homme ait pu exercer des fonctions dans l’industrie et devenir, par la suite, directeur d’un centre de formation oeuvrant pour l’intégration des immigrés ; cela ne pouvait être, échappait à toute logique. M. pouvait rentrer dans la salle de cours d’un formateur, critiquer sa façon d’enseigner et chercher à expliquer au tableau, pour des stagiaires immigrés débutant en français, ce qu’est un syndicat et la façon dont les différentes branches syndicales s’articulent entre elles, puis raconter l’histoire des grèves ouvrières et des manifestations du Front populaire, faire pleurer une jeune formatrice pour son attitude ou une postulante formatrice, lors d’un entretien, en lui faisant réciter la conjugaison de tel ou tel verbe à l’imparfait du subjonctif. Une jeune formatrice était-elle juive ou née en Algérie ? Il fallait qu’il émette contre elle des propos antisémites ou racistes, et, le plus souvent, nous le laissions dire. Chacun de nous le méprisait pourtant, chacun désirait son départ. Trois mois après son entrée aux fonctions de directeur, il déclara ouvertement au délégué syndical de la boîte que l’une des missions de son embauche était celle de nettoyeur ; cela avait été dit franchement et sans la moindre gène. Mais que pouvait-il bien nettoyer, dès lors qu’il avait montré son jeu au délégué syndical, à celui qui aurait dû être le dernier dans la confidence ? M. pouvait bien être fou, mais cette folie, à n’en pas douter, avait un motif : M. avait décidé de la farce qu’il nous jouerait et c’était une farce pathétique.

Au mois de mai 2005, le Centre International d’Etudes Pédagogiques avait demandé à des associations proposant des ateliers pédagogiques pour les immigrés de donner leur avis concernant un programme de langue française. C’était la première fois qu’une instance de l’Education Nationale se souciait d’intégration. L’Europe souhaitait obtenir des critères d’évaluation concernant ses flux migratoires. Rien, évidemment, de pédagogique là-dedans, la finalité n’étant pas, pour Bruxelles, de rendre autonomes des immigrés, mais de s’en servir à telle ou telle tâche pour laquelle des rudiments de français étaient nécessaires.
Bruxelles avait donc passé commande pour que des universitaires français spécialisés dans l’enseignement des langues rédigent un pensum. Naturellement, ces universitaires n’avaient aucune connaissance des besoins des immigrés, aucun gouvernement avant celui de Chirac ne leur ayant demandé de définir un enseignement pour un tel type de public. Aussi, ils ont trouvé leurs sources théoriques dans la lutte contre l’illettrisme. Ce qui est pour le moins embarrassant, l’illettrisme étant un problème concernant l’échec scolaire des Français, et le programme, qu’ils ont conçu, rentre actuellement dans un cadre politique nouveau, dans lequel l’immigré arrivant sur notre sol n’est plus libre d’apprendre notre langue, mais sommé de signer avec l’Etat un contrat de formation qui peut donner suite à des sanctions tragiques, s’il n’a pas été jugé capable de comprendre les cours.

Moi, M. et une formatrice syrienne étions donc à Sèvres, dans une salle de réunion du Centre International d'Etudes Pédagogiques, avec d’autres collègues, pour critiquer un programme qui serait publié quatre mois plus tard en l’état. La plupart des consultants gardaient le silence, indifférents, désabusés à force de porter des associations manquant de moyens et pouvant disparaître du jour au lendemain. M., quant à lui, était aux anges.

La journée de réunion passée, nous nous sommes retrouvés tous les trois aux portes du centre international à Sèvres, et M., incapable de se contenir, a encore voulu l’ouvrir. M. m'a indiqué du doigt un manoir qui se trouvait à une centaine de mètres de nous.
« - Voyez-vous, m'a-t-il demandé, à quelques pas de nous, le château de Le Pen? Le Pen n’est pas un si mauvais larron que les médias le prétendent et c’est un des rares hommes politiques à être sincère.
- Oui, je sais, ai-je dit alors en grinçant des dents.
- Ah oui ? a poursuivi M. Vous savez donc que l’Histoire n’est pas ce que les médias ou l’école en ont fait, parce que nous venons du même monde, vous et moi, et que vous lisez, comme moi. Vous savez que la vie est cruelle et terrible et que des Juifs ont collaboré et vendu leurs frères durant l’Occupation, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ? Vous savez ?
- Oui, je le sais, ai-je dit hors de moi. Il y a eu des vendus partout et de tout temps. L’écrivain Maurice Sachs en a même fait ses choux gras !
J'étais paralysé. Paralysé, consterné, le souffle coupé. Mais ce n’était qu’un début, M. n’avait pas dit son dernier mot. Il a fallu qu’il poursuive dans le métro avec moi et ma collègue syrienne. M. me provoquait à cet instant, comme un maître provoque son valet, pour juger de mon état de sujétion. Il voulait savoir si j'étais capable d’entendre de tels propos pour le salaire médiocre qu’il me versait, il voulait connaître le seuil au-delà duquel il pouvait espérer mon poing sur sa gueule. Et je n’ai rien dit, je suis resté déférent avec lui, j’ai gardé ma salive, jusqu’à ce qu’on me permette de l’ouvrir. Ce qui n’a pas manqué d’arriver, et M. a dû partir de notre centre de formation, comme il l'avait prévu lui-même, en ayant terminé ses annuités, pour la retraite.

lundi 11 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (9)

- IX -




Si Klamm est une énigme pour K., il est probable que K. lui-même soit une énigme pour Klamm. Si K. ne peut observer Klamm que par un trou fiché dans une porte de la salle du café de l’Hôtel des Messieurs, s’il guette l’instant où Klamm apparaîtra de cet Hôtel pour prendre la voiture qui l’attend à son seuil, Klamm peut bien, tel un reflet de K., un écho maîtrisé et amplifié de l’arpenteur, chercher à voir lui aussi K. Klamm serait donc le double de K. et nous assisterions à rien moins qu’à un jeu de lumières entre eux. Que sait K. de Klamm ? Il appartient au Château. Que sait Klamm de K. ? Il appartient au village. Les nouvelles retraçant la situation de Klamm pour K. et de K. pour Klamm ne sont données que par des émissaires, des médiateurs dont on peut douter de la réelle compétence ; et la mémoire des hommes, comme des porteurs de messages, est courte. Klamm ne s’enquiert pas par lui-même de la situation de K., il ne peut imaginer que le sort de K. soit mauvais, comme K. se figure que, pour Klamm, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, le lecteur, contraint d’assister à la déchéance de K. dans le Comté de Westwest et s’identifiant à lui, est surpris en découvrant la lettre de félicitation que Klamm lui adresse :
« À Monsieur l’Arpenteur à l’Hôtellerie du Pont. Les travaux me satisfont entièrement. L’ouvrage de vos aides n’est pas moins digne d’éloge(1).
Vous vous entendez à merveille à les exciter au travail. Ne faiblissez pas dans votre zèle, menez les à bonne fin. Une interruption me fâcherait. Au reste ayez confiance, la question du paiement se décidera bientôt. Je ne vous perds pas de vue. »

Le lecteur, ne pouvant comprendre les intentions de Klamm en écrivant sa missive, considère alors que K. est le jouet du destin et en veut aux membres du Château. Ceux-ci semblent être, pour lui, des dieux aveugles et ignorant la condition des créatures qu’ils dirigent. A moins qu’il ne s’agisse de l’absurdité du système administratif broyant les hommes et les jetant sur le carreau sans conscience de ses moyens et de ses fins, ou d’une machine invisible et folle, un processus schizophrénique ayant atteint la psyché de toute une société.
Mais l’on peut aussi imaginer que, si Kafka avait pris Klamm pour personnage principal de son roman, une lettre de K. à Klamm aurait eu une réception comparable sur le lecteur ; on peut aussi concevoir que les problèmes entre K. et Klamm ne sont pas de l’ordre de l’aveuglement ou de la manipulation, mais de la communication.

Dans cet ordre d’idées, les membres du Château se figureraient connaître les membres du village, comme les membres du village, les membres du Château. Le groupe des fonctionnaires du Château imaginerait être à l’image du groupe des habitants du village, et il n’y aurait pas d’injustice ni d’aberration d’un groupe envers l’autre, il serait inconcevable que le village soit mal administré ; chacun connaîtrait la situation de celui dont il dépend, chacun connaîtrait ses responsabilités : les rapports établis entre l’une et l’autre sphère seraient fondés sur la croyance que les réseaux de communication fonctionnent de manière optimale. – Alors que K., à la recherche de son identité, ne reconnaît pas son reflet dans le miroir et se figure que Klamm est un étranger pour lui. Il en viendra bientôt à penser que cet étranger veut lui manger son pain.



Ainsi, des employés des Assedics versant une allocation chômage aux demandeurs d’emploi. Ces employés, étant astreints à un régime de travail dont ils ne contrôlent pas le rythme et obligés de lire un nombre de plus en plus important de dossiers, préparent chaque mois le versement d’allocations selon ce qu’ils saisissent de tel ou tel allocataire et, peu à peu, perdent le fil des jobs entrepris par l’un ou par l’autre. Comme les grilles de lecture des feuilles de salaires des chômeurs par les Assedics ne sont pas pertinentes, le chômeur devient progressivement une énigme pour les Assedics en même temps que les Assedics deviennent une énigme pour le chômeur. Les Assedics peuvent considérer que le chômeur n’a pas perçu toutes ses allocations un mois sur l’autre et lui verser d’avantage que ce qu’ils auraient dû verser, ou bien le chômeur, fier d’avoir amoncelé un nombre d’heures important dans le mois, peut avoir la désagréable surprise d’être considéré, le mois suivant, comme étant un fraudeur.
Contrairement à une idée reçue, un chômeur est souvent coupable aux yeux de l’administration d’avoir trop travaillé, car, dans le fond, les Assedics, aussi ignorants des divers paramètres entrant en compte à la lecture d’une feuille de salaire que le chômeur lui-même, préfèrent un chômeur ne justifiant dans le mois d’aucun salaire et n’ayant rien à leur envoyer. Ce chômeur est paradoxalement un bon chômeur, puisque, potentiellement, virtuellement à la recherche d’un emploi et vivant dans l’expectative de jours meilleurs. De lui, l’Administration peut dire ce que Klamm écrit à K. : que les travaux exécutés le satisfont entièrement.

En revanche, si, pour l’Administration, la situation réelle du chômeur est une énigme, telle part d’énigme est prise en compte dans ses calculs. Ainsi, lorsqu’elle considère qu’un chômeur est un fraudeur, la condamnation qu’elle lui envoie par la poste n’en est pas une, puisqu’elle n’est généralement pas suivie d’un procès ; sa condamnation reste donc une condamnation par préméditation. Le fraudeur des Assedics, devenu en France la bête noire des politiques et des médias, est, dans la réalité, un fraudeur par intermittence : il est un fraudeur jusqu’à ce qu’il ait remboursé ses erreurs ou celles de l’administration.

C’est donc à une modulation de la peine et de la culpabilité que nous assistons, à une justice des frappes, proche de la guerre des frappes : la culpabilité pour une fraude n’est plus aujourd’hui condamnée à vie par une administration aveugle, un dieu Anubis indifférent aux remords qu’il pèse sur sa balance, mais le procès est intenté de façon aléatoire et pour un laps de temps précis, réduit à un ou deux mois. Le chômeur est estimé coupable de fraude pour une période très courte, mais, dans le même temps, il n’est pas coupable, il est mis en procès par la société, mais, dans le même temps, il n’est pas en procès avec elle, il est un bon travailleur et, dans le même temps, il en est un mauvais. Le bien et le mal sont devenus pour lui des notions toutes relatives, puisqu’ils dépendent de la main d’un peseur d’âmes, un Anubis qui, conscient de l’état d’aveuglement dans lequel il se trouve, cherche à pallier son handicap en bougeant la balance du destin des chômeurs d’un côté et de l’autre, d’un côté et de l’autre, comme s’il s’agissait du pendule d’un sourcier...



(1)Puisque le Château a fait obtenir à K. deux aides qui répondent au nom d’Arthur et de Jérémie et qui sont jumeaux.

mardi 5 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (8)

- VIII -




Il y a plus de deux ans, alors que j’étais formateur à Paris, j’avais dans mon cours une stagiaire malienne du nom de Konate. Konate est un patronyme courant et important au Mali qui désigne l’appartenance à la caste des seigneurs. En France, Konate avait environ quarante ans quand je l’ai connue, était femme de ménage à l’hôtel de police du Louvres et venait en stage en robe et fichu bariolés. Konate est K. rétrogradé par le maire du village après avoir émigré en France, mais aussi le diplômé de l’Université n’arrivant pas à faire valoir ses qualifications sur le marché du travail. Au niveau international, le marché du travail français est affaire de réseaux diplomatiques entre la France et le pays d’origine de l’immigré : un Iranien d’une trentaine d’années peut aujourd’hui avoir un poste à responsabilités à Paris et faire valoir sa double nationalité, un Marocain ayant fait ses études dans les années cinquante ou soixante peut être retraité de l’Université française, mais un Malien reste un Malien, comme un diplômé français es lettres sans titularisation demeure un raté. Le sort d’un homme n’est pas seulement une question de couleur de peau, mais il résulte d’un marché du travail, de conjonctures économiques et diplomatiques propices ou néfastes et de l’histoire des hommes et des sociétés. Konate, quant à elle, avait choisi de venir en France et était devenue agent d’entretien à Paris pour l’hôtel de police du Louvres. Depuis près de dix ans, elle fait le ménage le soir dans un commissariat, tandis que les coffres forts sont ouverts et que des liasses de billets sont à portée de sa main.

Un jour que je faisais cours à des stagiaires immigrés avec elle, j’avais voulu les pousser à visiter le Louvres. J’avais, durant la journée, des Maliens, des Algériens, des Egyptiens, des Nigérians ou des Turc, et, selon eux, l’accès à la culture était seulement déterminé par l’argent. Je leur ai déclaré que non, je leur ai affirmé qu’il y avait aujourd’hui un accès à la culture pour tous, je leur ai expliqué que le musée du Louvres était gratuit un dimanche dans le mois et qu’ils pouvaient y aller eux aussi, mais mes réponses ne les ont pas satisfaits et un débat a commencé entre nous. Konate a tranché la discussion en déclarant que, même si le musée du Louvres était quelquefois gratuit, il n’était pas pour eux. Pour eux, c’était de l’argent sale, de l’argent offert mais, dans le même temps, interdit, un mensonge de polichinelle comme celui qui s’amoncelait dans les coffres ouverts du commissariat du Louvres qu’elle nettoyait le soir, depuis bientôt dix ans.



L’argent est là, sur les comptoirs de l’hôtel de police du Louvres, il est Madone à l’enfant de Fra Angelico, de Raphaël ou de Vinci, les pièces où se trouvent amoncelés les trésors de la peinture florentine et la profanation de l’hostie d’Uccello, la Fortune, la Fortune devant soi ; mais, dans le même temps, l’argent n’est pas là. Il est présenté comme un fruit à portée de la main, l’eau courante versée à flot des pompes publiques, O² que l’on respire, femme-offerte- offertoir-ou-foire, évidence et flagrance, mais cette évidence ne se touche pas, cette flagrance ne saisit que le regard. Les fruits de Tantale sont à la fois ce que le regard s’approprie et le hors-champ puisque hors de portée, le hors des mains donc du regard : l’approprié et l’inapproprié.


« Le chemin qui monte, qui descend est un seul et même. »

Héraclite.


On contemple l’argent offert tels les yeux d’une raie sur l’étal d’un pécheur italien – des yeux qui ne mentent pas – la peinture florentine au musée du Louvres et l’art malien au Quai Branly depuis que le Musée de l’Homme n’existe plus, et, dans le même temps, Konate est une otage, le visiteur du Quai Branly et du Musée du Louvres sont des otages, puisque tous sont dépossédés de l’univers qui leur donnait lieu d’être. Les bijoux, les colliers, les atours maliens de Konate sont devenus des objets de culture pour le visiteur du Quai Branly, comme le sont la profanation de l’hostie, le Pape de Bacon ou une Madone florentine pour le visiteur du Louvres, et les visiteurs s’avancent hypocritement devant eux, cependant que Konate elle-même s’avance devant l’argent ; elle s’avance hypocritement, mais sans cynisme, comme le visiteur imaginant emporter la Madone ou le Juif d’Uccello auquel il est défendu de profaner l’hostie. Elle plie l’échine comme le visiteur, chacun perdu dans un recoin du Château et reproduisant les gestes de l’autre, tel un hologramme fonctionnant en boucle depuis dix ans. Mais tous refuseraient de contempler leur propre dieu, si on le leur présentait, tous sont incapables d’avouer le nom du dieu qu’ils adorent. Et tous sont, pris dans leur mauvaise foi, l’image inversée des deux autres, et vouent un culte absurde à ce qui ne les concerne pas.


vendredi 1 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (7)

- VII -



L’instituteur attend K. dans la chambre que son hôtesse voudrait lui reprendre. Il lui apprend que le maire n’a pas aimé le ton outrecuidant qu’il a eu lors de leur dernière conversation et qu’il a dressé un procès verbal contre lui. Cependant, dans un souci de solidarité, le maire veut encore se montrer généreux envers lui et il a décidé que K. pouvait obtenir une place de concierge à l’école du village. Ainsi K. se retrouve rétrogradé et, d’arpenteur, il passe pipelet. Il refuse naturellement, mais Frieda, sa compagne, devant la nécessité de la situation, parvient à le faire changer d’avis. K. n’a pas le choix et c’est du bout des lèvres qu’il consent à l’offre, et l’instituteur, qui s’est trouvé devoir créer un emploi de concierge pour son école, lui lit la fiche de poste du bout des lèvres, lui aussi :
« Vous avez, Monsieur l’Arpenteur, à nettoyer et chauffer chaque jour les deux salles de classe, à faire vous-même les petites réparations de la maison, des objets de l’école et des agrès de la salle de gymnastique, à balayer la neige de l’allée du jardin, à faire mes commissions et celles de Mademoiselle l’institutrice, et, pendant la belle saison, tous les travaux du jardin. En revanche, vous pouvez choisir celle des salles de classe où vous habiterez ; mais, si l’on ne fait pas classe dans les deux salles à la fois et que vous habitiez dans celle où l’on enseignera à un moment donné, il vous faudra naturellement déménager pour habiter dans l’autre. Vous n’aurez pas le droit de faire la cuisine à l’école ; à titre de compensation, vous serez nourris à l’auberge, vous et les vôtres, aux frais de la commune. En qualité d’homme bien élevé, vous devez savoir que votre conduite ne devra jamais porter atteinte à la dignité de l’école et que les enfants, tout particulièrement, ne devront jamais être témoins de scènes déplaisantes à votre foyer, je ne mentionne donc la chose qu’accessoirement. Dans le même ordre d’idées, je tiens à insister sur la nécessité où nous sommes de vous demander de faire régulariser le plus tôt possible vos relations avec Mademoiselle Frieda. Nous établirons sur ces bases un contrat d’engagement que vous aurez à signer dès que vous emménagerez. »

K. est maintenant employé sur les bases d’un contrat moral qui dépasse le simple engagement d’un travail rémunéré, puisque son intimité même est prise en compte. K., en même temps qu’il est contraint de se marier avec Frieda, perd son statut moral et juridique d’homme libre et au-dessus de tout soupçon. Puisqu’il doit habiter dans l’une ou l’autre des salles de cours qui pourra être remplie d’écoliers à tout moment, il n’a plus de foyer, n’est plus le garant de sa personne morale ; en somme, il n’a plus de vie en propre. Il est moins qu’un enfant, donc moins qu’un concierge, il n’est plus rien. Rien.


À la fin des vacances scolaires 2006, j’avais, comme je l’ai dit, accepté un travail d’adjoint éducatif consistant à encadrer des enfants d’une école maternelle et primaire. Je sentais la fin de mon chômage approcher et sonner l’heure des séparations avec ma femme. Je suis donc arrivé, après mon entretien d’embauche, à ma première réunion de travail. Moi et quelques autres avons été assis à une table de maternelle, sur des chaises de la taille de jouets ; Yamina était là aussi et devait animer la réunion. Nous étions cinq ou six âgés de vingt ou trente ans, la plupart exerçaient déjà cet emploi depuis deux ou trois ans, et pourtant, Yamina a souhaité employer deux heures à extraire de notre fiche de poste, page de quelques lignes posée sur la table devant nous, la quintessente moelle, et chacun de nous a hoché la tête à l’inventaire des charges, comme des enfants devant la maîtresse. Un mois plus tard, le même rituel s’est produit, mais, cette fois, les directrices de l’école maternelle et primaire où j’exerçais mes fonctions étaient présentes, il s’agissait de savoir si elles étaient satisfaites de mon travail. Nous nous sommes donc assis, dans la garderie où je travaillais depuis peu, sur des chaises d’enfants qui nous cassaient le dos. Mon employeur était là et avait ma fiche de poste à la main ; il l’avait même avant d’être entré dans l’école, mais, à sa grande surprise, les deux directrices étaient contentes de moi. – Il ne l’avait prise avec lui que pour le cas où l’une ou l’autre des exigences de ma charge n’avait pas été respectée. – Comme il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, il n’avait pas à la lire et il est reparti avec elle pour une autre réunion, dans un autre établissement. Là, il s’assiérait de la même façon, sur une chaise minuscule, et c’est dans cette position ridicule que, peut-être, il aurait à licencier un employé.

Contrairement à une idée reçue, les rituels n’ont pas disparu de nos sociétés, mais ils ont régressé au stade infantile, les adultes qui nous dirigent se reconnaissant impunément comme étant de grands enfants, puisque c’est actuellement l’enfance et la jeunesse qui sont l’idéal et non plus la barbe et les binocles, la sage maturité du vieillard, comme à l’époque de Kafka. C’est donc aujourd’hui avec une irresponsabilité souveraine que les directeurs tuent socialement leurs employés. On découvre alors un renversement des perspectives, par rapport à l’époque où Haussmann construisait ses immeubles : ce sont maintenant les jeunes qui sont devenus vieux et habitent sous les combles, ce sont les jeunes qui portent binocles et rouflaquettes après l’âge de dix-huit ans, cependant que les vieillards habitent, au-dessous d’eux, de grands appartements, s’habillent comme leurs neveux et se déresponsabilisent de leur progéniture, génération devenue sénile avant l’âge, qui ne les reconnaît pas, et dont ils ne se reconnaissent pas.

mercredi 29 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (6)

- VI -

Le maire a la goutte et doit recevoir K. au lit. C’est pourtant avec cet homme important, celui qui traite directement avec les bureaucrates du Château, que K doit convenir du travail de cadastre qu’il a à effectuer. Mais le maire est malade et, comme K. a tenu à le voir, le maire a accepté de l’écouter. Le village n’a pourtant pas besoin de ses services, lui apprend celui-ci, aucun problème de cadastre, ni de démêlés concernant des propriétés n’ayant été relevés de son vivant. Il y a donc une méprise dans l’offre faite par le Château à K d’un emploi d’arpenteur à des milliers de kilomètres de chez lui :

« Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais, malheureusement, nous n’avons pas besoin d’arpenteurs. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire. Quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous, dans ces conditions, d’un arpenteur ? »

La méprise est évidente, mais, dans le même temps, elle a une raison d’être, les membres du Château ne se trompant jamais, puisqu’ils sont des dieux, comme Klamm est un dieu. Telle déconvenue, aussi importante et tragique pour K., n’en est donc pas une. K. n’est pas employé pour ses compétences d’arpenteur, l’accueil qui lui est fait, le compte qui lui est ouvert à l’auberge sont une aide qu’on lui offre, un service qu’on lui rend. Il y a donc une justice et une vérité derrière toutes situations absurdes : K n’est plus arpenteur – et l’a-t-il jamais été ? –, mais, en tout cas, il n’est pas un rôdeur.

Il y a quatre ans, j’ai été quinze jours en négociation de contrat de travail, à Paris, en tant que formateur en Français Langue Etrangère pour mille euros, à plus de quatre cent kilomètres de chez moi. J’habitais Dijon et mon employeur, directeur d’un centre de formation pour immigrés, s’est demandé quinze jours durant si cela valait la peine de me payer un forfait TGV valant la moitié de mon salaire, eu égard à la situation financière de son association, les frais de déplacement supplémentaires et la fatigue que cela entraînerait chez moi. Aucun autre directeur, dans le même domaine que lui, n’aurait choisi de me prendre. Six mois après m’avoir embauché, mon directeur a pris un congé maladie d’un an, puis il est parti en retraite, quelque temps après mon licenciement économique.

Pourquoi avais-je été choisi, moi, à tel prix, pour un emploi précaire ? Quelle logique là-dedans ? Aucune : j’étais moi-même K. Le directeur du centre de formation m’avait choisi, parce qu’il était à quelques mois de la retraite et que, dans de telles circonstances et maître de son navire, il pouvait faire preuve de libéralité envers moi et prétendre à quelques écarts de conduite avec l’association qu’il dirigeait. J’avais donc été choisi moitié pour mes compétences et pour mes diplômes et moitié pour un caprice. Pendant plus d’un an et demi, la ville de Dijon où je résidais devint pour moi une banlieue de Paris, je prenais le TGV tôt le matin au milieu de cadres supérieurs somnolents et je composais des abécédaires pour des analphabètes maliens, turcs et algériens.

Quelques mois avant de partir se faire hospitaliser, le directeur, qui m’avait embauché, a présenté à son équipe son suppléant. Il s’agissait d’un nouveau venu dans le centre de formation où j’exerçais : un homme vieillissant, venant de Touraine, qui avait travaillé en tant qu’administrateur dans l’industrie sidérurgique et qui ne connaissait rien à l’intégration. Pourquoi un tel individu avait-il été choisi pour gérer des formations après le départ du directeur ? Pourquoi moi-même avais-je été choisi, alors que, comme lui, je n’habitais pas Paris ? Dans mon cas, je pouvais prétendre à des diplômes qui m’habilitaient à donner des cours à des étrangers, mais lui ?


dimanche 26 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (5)

- V-


Aujourd’hui, l’Etat français n’a jamais autant travaillé à demeurer le garant de valeurs morales universelles, n’a jamais autant communiqué en ce sens, même si le simulacre du bien public qu’il émet n’est plus un argument pour personne et que le discours qu’il emploie pour garantir sa loyauté politique n’a plus aucune pertinence. Mais, puisqu’il n’a plus la possibilité de convaincre, puisque ses actes politiques ne correspondent plus aux propos tenus, il reste le montage des images et des preuves, comme dernier atout et politesse du désespoir. On ne peut s’attaquer aux immigrés et aux beurs, comme Sarkozy, Jospin ou Chirac l’ont fait durant leurs campagnes présidentielles, que si l’on a montré que la société française, dans son ensemble, a fait tout son possible pour les intégrer, on ne peut prétendre baisser les budgets de la Culture et imposer des restrictions drastiques aux Drac et aux Fracs, comme aujourd’hui, que si l’on a montré que l’on a fait tout notre possible pour que des artistes, des écrivains, des intermittents du spectacle puissent vivre dignement. Il faut donc une architecture du simulacre, un ensemble de dispositifs-écho et de coquilles vides. Et, dans cette architecture du courant d’air, des Tartuffes malgré eux, un angélisme, de belles âmes et un enfer pavé de bonnes intentions.

samedi 18 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (4)


- IV -

K. arrive à ce moment-là aux abords du Château ; il affirme être arpenteur et dit avoir un contrat de travail signé à l’étranger avec le maître du lieu, le comte de Westwest. K. va donc relever et mesurer les voies et les ornières du comté, suivre sentiers, couloirs et antichambres, et commencer par la petite porte pour faire carrière. Il pense déjà que, derrière le manque d’hospitalité de ses employeurs, derrière l’absurdité de leurs exigences, il y a une raison et qu’il suffira pour lui de la trouver et de se l’assimiler pour grimper les échelons.

K. est particulièrement naïf, mais c’est une naïveté appliquée et consciencieuse ; une naïveté qui ne manque pas d’intelligence, pourrait-on dire. Aucune colère, aucune révolte de sa part dans les moments les plus intolérables. Ainsi, quand il demande à voir Klamm, son supérieur au comté, pour connaître les raisons de son emploi et ce qu’il peut en espérer, on lui répond que Klamm est un membre du Château et qu’il n’est pas digne de le voir. Klamm est un être supérieur, un dieu.
K. peut, s’il le souhaite, contracter un mariage avec Frieda, une femme du village avoisinant le Château, mais il lui est interdit de discuter de sa situation avec son employeur et il devra tourner autour de ses murs, sans l’atteindre.

Ce n’est pas seulement que K. est un étranger, et que, de ce fait, il est dépendant des gens qui l’accueillent, mais il y a un devoir de réserve entre l’institution et les hommes qu’elle administre, non pas un tabou, mais un devoir de réserve, une façon de se tenir et qui est essentiel à son organisation sociale ; K. devra l’apprendre.

Sans ce devoir de réserve entre les hommes, pas de cadres, pas de hiérarchie, donc pas de société.

K. ne peut comprendre une telle réserve, il trouve tout naturel de rencontrer Klamm et de discuter avec lui, il ignore les liens entretenus entre les membres du Château et les gens du village, entre l’institution et les hommes, pense qu’il y a là un mensonge de polichinelle. Non pas un tabou, mais un mensonge de polichinelle.

Klamm n’est ni un être supérieur ni un dieu, mais une personne en chair et en os ; Klamm et K. ne l’ignorent pas eux-mêmes, et les gens du village, à leur manière, ne l’ignorent pas non plus, et l’hôtesse de K., qui le reprend, quand celui-ci déclare son envie de rendre visite à Klamm, le sait aussi : Klamm n’est pas un dieu, ni un sorcier, mais il faut qu’il en ait l’apparence ; et, quand l’hôtesse demande à K., à ce sujet :
« Dites-moi donc comment vous avez fait pour seulement supporter la vue de Klamm ? – puisque K. a vu Klamm par le bout de cette lorgnette que sa future compagne, Frieda, lui avait indiquée – Vous n’avez pas besoin de répondre, je le sais, vous l’avez très bien supportée. C’est que vous n’êtes pas capable de voir réellement Klamm ; je le dis sans orgueil, car moi-même je n’en suis pas capable non plus. »,
elle tient son rôle d’hôtesse en tentant d’expliquer à K. ce qu’il en est de l’incivilité dans son village.

Dans le fond, nous révèle Kafka, il n’y a jamais eu de tabou ni d’interdit. Le tabou, comme l’interdit, c’est le devoir de réserve, et ce devoir est impérieux ; il est davantage que le fait qu’un employé soit dans l’obligation de garder le secret sur les activités de son employeur. Le devoir de réserve est ce qui fait qu’une société communique en tant que société, ce qui se sait, mais qui se tait, et détermine les hommes à tenir leur rang les uns face aux autres, comme les gens du village devant les fonctionnaires du Château.

Les hommes ont besoin de bornes, l’arpenteur l’apprendra, et les murs du Château sont ces bornes. Or l’hôtesse de K est éduquée, puisqu’elle sait ce qu’il ne faut pas savoir. Elle sait qu’il ne faut pas voir les membres du Château, alors que, naturellement, elle pourrait les reconnaître, s’ils se présentaient à elle. Mais elle doit faire en sorte que leur identité demeure une énigme, pour elle, pour le village, comme pour K.

Il y a deux ans, lors d’une interview que j’avais eue à France Culture pour la sortie de mon premier roman, j’avais rencontré l’écrivain Pavel Hak et discuté avec lui. Hak est né en Bohème et écrit en français des romans inspirés de Volodine. L’un de ses romans, Trans, décrit les conditions politiques nouvelles imposées aux flux migratoires en Europe et aux Etats-Unis. Trans parle de transmigration et de la situation actuelle de survie des immigrés dans un contexte économique international devenu transfrontalier. Hak est lui-même un immigré en France, il a vécu de petits boulots en Italie, s’est marié à une Française et a poursuivi des études de philosophie à Paris. Il a été, entre autre, traducteur et interprète pour France Terre d’Asile. Il a donc vécu ce qu’il raconte, en est, en tant qu’auteur, un témoin direct. Deux ans avant de le rencontrer quelques brefs instants, Hak avait tenté de monter une pièce qu’il avait écrite, Lutte à mort, traitant justement du phénomène moderne de la transmigration. Tout ce qui compte de théâtre à Paris avait refusé sa pièce, jugée trop violente, absurde et irréaliste. Hak avait été censuré, non parce qu’il témoignait de la vérité sur les conditions nouvelles imposées aux flux migratoires, mais parce que ces conditions, telles qu’elles sortaient de la bouche de Hak, étaient considérées comme étant invraisemblables. Les théâtres parisiens ne voulaient pas de sa pièce, parce que l’ignominie dont elle témoignait devait demeurer un mensonge de polichinelle.

– Lutte à mort avait-elle vraiment été censurée ? Il n’y a pas de tabou, il n’y plus de tabou au théâtre en tout cas, il n’y en a même peut-être jamais eu. Mais Lutte à mort (puisque nous sommes dans un pays où la liberté d’expression existe) est une pièce que l’on pourrait désigner comme étant hyperviolente ; et l’hyperviolence demeure invraisemblable, voilà tout. Pavel Hak découvrait, à son corps défendant, le devoir de réserve en matière de vrai et de beau.
À propos des centres de rétention, Hak écrit, dans Lutte à mort :
« Fille : Ils m’insultent ils me frappent, même la nuit il y a toujours une porte qui s’ouvre, personne ici ne dort, les hommes entrent, à cinq ou dix ils prennent la fille qui le jour les a émoustillés. On entend leur hennissement, et les hurlements de la fille, personne n’ose regarder, et le matin, quand après une nuit blanche, les néons se rallument, il n’y a plus de trace de ces virées nocturnes : le sang le sperme la bave, les pas des surveillants les effacent, et les jeunes femmes se taisent plutôt que d’être reconduites à la frontière, après avoir été violées par des fonctionnaires d’Etat, souillons bonnes qu’à essuyer de nouvelles souillures, chiennes bonnes qu’à être outragées et renvoyées chez elles. »

Il y a un an, en 2007, j’ai monté une association de prévention sanitaire et de formation linguistique à l’usage des immigrés avec une médecin née au Cambodge, Emma Trinh. Emma Trinh a connu, dans son enfance, la fuite du Cambodge devant les khmers rouges, le ghetto thaïlandais et les banlieues rouges en Ile-de-France. Emma était déjà présidente d’une association nommée Maylis quand je l’ai rencontrée. Maylis est une association composée de médecins qui prennent le relais du standard des urgences à Dijon, quand celui-ci est saturé d’appels. Quand elle m’a proposé de créer avec elle une association à visée sociale et préventive, je lui ai indiqué quelles étaient les administrations susceptibles de financer son projet, et notamment la principale, l’Agence pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des Chances (l’ACSE).

En 2006, l’Etat, à travers le Plan Borloo, a démantelé le Fond d’Actions Sociales pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations, à l’initiative des subventions concernant l’Intégration, en deux organismes : l’ACSE et l’ANAEM. L’ACSE détient un budget de subventions concernant l’intégration et la lutte contre les discriminations raciales, mais elle n’est plus seulement chargée de la cause des étrangers et des immigrés mais de toutes les causes comme de toutes les formes de discriminations sociales telles que l’homophobie, le sexisme ou l’illettrisme. En quelques mois, le gouvernement français a donc transformé une instance chargée de l’aide à apporter aux réfugiés et aux immigrés en une cour des miracles. Aussi, lorsque Emma Trinh a monté son dossier de subventions et naïvement tenté de le défendre seule, elle a été pour le moins surprise d’être accueillie par un chargé de mission d’origine marocaine qui lui a expliqué en termes péremptoires que l’ACSE de Bourgogne n’avait pas pour vocation de professionnaliser des acteurs de l’intégration. Or, c’était un homme né au Maghreb qui refusait à une femme née en Asie de l’argent pour des actions dans l’intégration en France, alors qu’il était principalement chargé de la promotion d’une telle cause.

La Cambodgienne Emma Trinh découvrait, à son corps défendant, le devoir de réserve en matière de vrai et de bien.

jeudi 16 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (3)

- III -



Tartuffe est actuellement un homme de gauche et a des convictions politiques et humanistes de gauche. C’est un bureaucrate, un universitaire ou un diplômé des grandes écoles qui a vécu mai 68 et subi les années 80, la fin des utopies, de sa jeunesse et l’apparition du Sida. Il est père de famille divorcé, aimerait retrouver ses 20 ans, ses idéaux, court le jupon, est un barbot. En 2008, il a fêté l’anniversaire des manifestations au Quartier Latin et à la Sorbonne, de la grève générale et de la fuite du Général de Gaulle à Baden-Baden, et a ainsi pensé faire la nique à Sarkozy, son nouveau président, censé représenter les valeurs de droite qu’il déteste. Autour de lui, ses valets sont jeunes et le méprisent, comme ses enfants le méprisent, parce qu’il n’assume pas le rôle d’autorité qui incombe à ses fonctions et à son foyer. Ses valets les plus jeunes sont les plus mal lotis, les plus vieux sont devenus retors avec lui, à l’image de ses enfants.

Ses jeunes valets sont les derniers rentrés dans son association, sa société ou son ONG, et les premiers qui seront licenciés. Ils sont intellos précaires par choix ou par nécessité, ont souvent les mêmes idéaux que Tartuffe, parce que la crise des années 80 n’en a pas généré de nouveaux, sont consciencieux et appliqués, croient œuvrer pour la jeunesse, la culture, l’éducation ou l’intégration, cumulent les avenants à CDD ou le CDI bientôt cassé et n’ont pas conscience du problème éthique qui se pose, dans le contexte professionnel qui est le leur et dont Tartuffe est l’instigateur, ou ils ferment les yeux et ils se taisent. Ils travaillent dans l’intégration, l’éducation ou la culture, cherchent à promouvoir l’autonomie d’élèves ou de stagiaires adultes, favorisent la transmission d’une œuvre culturelle, d’un fait social ou d’un événement historique et ne sont pas eux-mêmes autonomes ; ils oeuvrent contre le chômage quand ils sont eux-mêmes chômeurs, pour l’intégration alors qu’ils sont quasi en rupture de ban, dans l’éducation tandis que l’ascenseur social ne fonctionne plus pour eux et qu’ils ignorent ce qu’ils vont devenir le mois suivant. Pour Tartuffe, ils acceptent de générer un simulacre social et des leitmotive, pavent l’enfer de bonnes intentions pour un idéal de civilisation que leur vieux maître a vécu dans sa jeunesse et qui est à jamais perdu. Et le politique paye Tartuffe pour cela, pour conserver l’illusion d’un sens social et de gauche au moyen de coquilles vides et de dispositifs-échos.

Si le roi tolérait Tartuffe jadis, si l’Etat et les collectivités lui payent une obole aujourd’hui, c’est pour obtenir que les mots de charité comme de social demeurent ce qu’ils ont toujours été : des leitmotive générés par des coquilles vides et des dispositifs-échos.

Le rôle du politique n’est pas de servir la société, mais de lui donner l’illusion de l’aider, faire que le chien de paille garde le sentiment d’être heureux, bon an, mal an, et tous les réseaux mis en place hors des murs des services publics depuis trente ans, tous les dispositifs en marge de ceux-ci et qui produisent des festivals, des ateliers sociaux, des militants pour telle ou telle cause jugée d’utilité publique et qui sont considérés comme étant des professionnels du bien ou du beau, sont gérés par des Tartuffes, hommes et femmes qui ont l’âge de la retraite et attendent leurs annuités. Et le valet, aujourd’hui, ne peut plus ignorer qu’ils sont la dernière voiture, la dernière rame issue du papy-boom ; et, après eux, rien, nada, le néant, après eux, c’est la misère, le ghetto, le déluge : Dieu reconnaîtra les siens.

mardi 14 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (2)

- II -



La culture d’une société a ses champs, ses paysages et ses transhumances : son devoir est un devoir de conservation de normes langagières et d’habitus sociaux qui impliquent un cadastre, un plan urbain des villes et des hommes, une façon de penser et de se comporter. La singularité et la présence physique d’un corps n’ont pas de valeur pour elle, la main qui écrit et la voix qui traverse l’écriture n’ont pas de valeur, seule compte la trace graphique, sa signature, donnée ou data. Et comme la culture est une norme, comme elle enseigne et élève, elle ne peut embrasser le bien, le vrai et le beau qui sont sa marge et ses stigmates. Actuellement, l’Ecole Normale française est particulièrement incompétente en matière de littérature contemporaine ; elle ignore, par exemple, quels sont les contemporains français qui écrivent de la poésie, ou bien elle le sait, mais cela qu’elle sait, et qui est l’essentiel, ne peut être enseigné, parce que ce n’est pas au programme ou que c’est trop difficile, ou que l’élève n’en a cure. Voilà pour le beau. Mais pour le bien aussi, l’Ecole Normale est particulièrement incompétente, parce qu’elle n’a pas les moyens financiers pour qu’il en soit autrement. Et pour le bien comme pour le beau, il faut naturellement de l’argent. Si l’Éducation Nationale a les bagages théoriques pour aider ses élèves les plus faibles, l’Etat lui ôte ses budgets, de sorte que l’enseignant se retrouve souvent étonnamment seul avec un programme inconciliable avec les besoins sociaux et linguistiques des enfants et des adultes démunis, un programme pour enfants et des référentiels pour adultes qui ont oublié que l’écriture était avant tout un geste, une façon de tenir un crayon et de donner à l’apprenant l’initiative de parler et de s’exprimer. Pris depuis trois siècles dans des moules disciplinaires et une gestion des corps, la culture française ignore l’expression corporelle et le sens du toucher en tant qu’enseignement vivant. Le corps n’est pas un vecteur pour elle, ou, plutôt, il est pour l’institution, un implicite, un sous-entendu et, curieusement, un mensonge de polichinelle. Tenir un stylo ne s’apprend pas, c’est un jeu, comme la pâte à modeler, et le jeu n’est pas sérieux.

Le jeu, c’est devenu l’affaire du para : paramédical, para-social ou culturel ; cela se sous-traite avec les ateliers de Tartuffe, la psychologie du travail, l’art thérapie, l’atelier d’écriture, le processus de renarcissisation, le coaching, la méthode Coué et les fumistes.

vendredi 10 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château




Septembre 2008



- I -


Un mot de D. la semaine dernière : ne pas avoir à travailler dans les lettres de nos jours, être libre de ses moyens par n’importe quel métier ; le moindre expédient payé par un éditeur aujourd’hui, le devoir de publier pour vivre, être astreint au régime des commandes éditoriales sous un ciel funeste et c’est l’abaissement au rang d’idéologue. Casanova, au moins, avait son violon et l’ésotérisme.

Année sinistre. J’ai dû me retrouver, pour vivre, à faire de la garderie dans une école ; ce qui ne m’aurait pas déplu si mes collègues de travail avaient considéré comme moi que la tâche qu’elles avaient à effectuer était des plus simples, mais aujourd’hui la peur de perdre son travail et la hantise de mal faire transforment n’importe quelle sinécure en un enfer. J’avais sous mes ordres principalement deux animatrices et, au-dessus de moi, trois chefs, dont l’un était mon employeur. L’un d’entre eux se prénommait Yamina ; Yamina était une petite chef et faisait pleurer mes deux animatrices à force de conscience professionnelle. L’atmosphère était celle d’une pièce de Gombrowicz. N’ayant pas d’autre occupation que celle d’encadrer les enfants d’une école maternelle et primaire, Yamina et mes deux animatrices s’en prenaient au détail de la vie quotidienne pour se sentir compétentes. Yamina, quant à elle, travaillait en son âme et conscience et n’avait jamais eu autant de difficultés professionnelles à affronter qu’avec un énergumène tel que moi. Mon employeur était une association sous-traitée par la mairie de Dijon, ville de droite devenue bastion de gauche depuis que le n° 2 du PS occupe la mairie, et association courbant l’échine et jouant à Tartuffe, parlant de jeunesse et de solidarité, et sacrifiant leurs employés sur l’autel des appels d’offre.

Je connais très bien Tartuffe pour avoir déjà été employé par lui et été son licencié économique. Tartuffe est aujourd’hui un homme de gauche, il est de gauche, comme, jadis, le froc était à Dieu. Tartuffe ne bâtit plus de communautés à vocation caritative, mais des associations, S.A. ou ONG à visée sociale, culturelle ou humanitaire, et, pour survivre, accepte n’importe quelle obole de l’Etat, des services publics, des entreprises, des municipalités, des collectivités ou de particuliers qui, n’ayant rien d’autre que Tartuffe pour soigner leur misère ou leur montrer un ciel nouveau – ce qu’ils appellent faire du social – acceptent ses sévices.

samedi 28 mars 2009

Logique de l'indigence (8)... et fin...

Il y a une économie de l'amour, une gestion de l'amour, aucun mystère à l'ombre des foyers, plus de familles autour du pot de terre, non, nous sommes toujours une communauté taisible, mais transparente. On vient donc à nous, femme ou homme, et l'on se fait la grande comédie du ménage à deux, on y croit bien chaque fois les belles images, les clichés, les amourettes, il y a les chansons, oui, il y a les romans, mais la présence, la présence de chair et de sang, celle qui pue vraiment, et qui pue de plus en plus par les temps qui courent, on n'en veut pas, flux tendu généralisé, on jette, on se paie son râteau, on peut plus faire l'amour avec ça. On écrit donc son storytelling de l'amour, on se fait son Enron de l'amour, on veut un potlatch à deux, se faire des enfants à deux qui paieront pour nous le pot de terre, on n'enfante pas, on hypothèque, on marche les yeux bandés, on s'atomise, mais sans aucune mutation ; si au moins il y avait mutation génétique, métamorphose, si au moins c'était le Phénix ! Mais l'atomisation est une image, le clonage est une image, les enfants sont des images, nous-mêmes en grande image jouant au jeu dont vous êtes le héros, jusqu'à se bien baiser son corps et son compte. On a des griots qui nous racontent nos rôles et nous font rentrer dans la légende de l'amour, on est des kamikazes de l'amour, on récite le même hagakure de l'amour, mais en fait l'on baise seul, on enfante seul et l'on vit seul. Nous sommes des tiques, toujours prostrés, en état de stupeur, attendant le cliché seminal, et toujours, toujours, au pied du mur et les oreilles en choux-fleurs à force de frapper...



... Eh bien oui, c'est indigent, et c'est pas littéraire et c'est pas logique ; ça s'articule mal entre les textes.
La littérature en France n'existe pas et elle a peut-être jamais existé.
La littérature en France, ce sont les mandarins qui la font, les rentiers, les fonctionnaires de l'Education Nationale et les critiques de Libé et de Technic'art ; ils ont le temps, ils ont une belle âme et ils m'emmerdent.

Eh puis, il y a ceux qui nous parlent des années 70, de l'idéologie 70, de littérature et d'art mineurs. Ce sont les pires et ce sont des barbots. Ils profitent de la crise et du fait que les années 80 n'ont pas généré de nouvelles idéologies ni de nouvelles utopies. Ils ont peur aujourd'hui, ils ont peur parce qu'ils sont vieux, qu'ils sont nos pères et qu'ils s'imaginent qu'OEdipe va venir pour les tuer. Alors ils jouent aux enfants pour nous tromper ; mais c'est du gâtisme, c'est de la sénilité déjà, c'est l'esprit qui s'en va. Et une infirmière vient, elle les torche et leur offre son sein. Et voilà tous ces vieux artistes du baby-boom, mastiquant, tétant de nouveau maman et jouant avec son doudou.

C'est triste.

dimanche 8 février 2009

Logique de l'indigence (7)

30 chômeurs de + par jour, jour après jour, en Bourgogne.

Repeat.

30 chômeurs de + par jour, jour après jour, en Bourgogne.

Cela fait 30 vies + les inactifs (enfants, vieillards, chômeurs, simplets, fadas...)
Cela fait 40-45 vies.

} 50 vies, car, derrière un chômeur, il y a toujours un autre chômeur, oui...

+ bassin d'emploi miné, laminé (L'Yonne, le Creusot, la spirale du vide...)

+ le besoin d'avoir une voiture à certains endroits, car infrastructure routière réduite de 25 à 30 pour cent en 20 ans.

+ endogamie dans certains cas (nota : 20 élèves de niveau 6° ayant le même patronyme dans un même collège, au nord de la côte-d'or, 10 ou 15 dans un autre)

+

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...

dimanche 18 janvier 2009

Logique de l'indigence (5)


Il y a un système administratif poussant le chômeur à la faute. Le système administratif n’a qu’un nom pour qualifier l’acte qu’il lui pousse à commettre : la fraude, et cette fraude est, pour ce système, autant un moyen de gagner de l’argent que de le rendre coupable. Le système administratif et le système bancaire n’ont pas intérêt à sortir du besoin le précaire et le chômeur, leur dépendance permet une marge bénéficiaire établie sur le fait que le coût de leur vie est supérieur à l’argent qu’il leur est permis de dépenser.


La fraude est ce qui permet au système administratif de se payer sur le dos du chômeur et du précaire ; son pendant à la banque est le recours aux agios, en cas de débit important d'un compte ou de débit au-delà des capacités de caisse. Mais la fraude établie par l'administration est plus pernicieuse, parce qu’elle induit le fait que le chômeur est dans son tort. En outre, alors que le recours aux agios est monnaie courante dans le système bancaire, la fraude intervient aujourd’hui non pas une fois pour toute, mais pour une courte durée et dans le délai accordé au chômeur pour rembourser la fraude. Comme pour le débit dans le système bancaire, la fraude est un élément du système administratif pris en compte par des fonctionnaires, au même titre qu’une écriture comptable. Le fraudeur se doit de payer, et le mois suivant, il n’est plus fraudeur.


Le chômeur est donc un travailleur par intermittence, un fraudeur par intermittence, un coupable par intermittence. Il est coupable et il n’est pas coupable. Il est virtuellement coupable à vie, pour les médias, il est fraudeur à vie ; mais, dans les faits, il est victime d’une justice des frappes, proche de la guerre des frappes, le cobaye d'une modularisation de la faute, de la peine et de la culpabilité.


Le K de Kafka est aujourd’hui coupable et il n’est pas coupable, il est condamné à mort et il n’est pas condamné à mort, il accepte sa condamnation et il n’accepte pas sa condamnation, il meurt et il ne meurt pas. Il n’y a plus de remords, il n’y a plus de regret, il n’y a plus de conscience, mais une granularité, un grain, une poussière...


Anubis-psychopompe tient un pendule dans sa main, au lieu de sa balance.