lundi 11 mai 2009

Des nouvelles récentes du Château (9)

- IX -




Si Klamm est une énigme pour K., il est probable que K. lui-même soit une énigme pour Klamm. Si K. ne peut observer Klamm que par un trou fiché dans une porte de la salle du café de l’Hôtel des Messieurs, s’il guette l’instant où Klamm apparaîtra de cet Hôtel pour prendre la voiture qui l’attend à son seuil, Klamm peut bien, tel un reflet de K., un écho maîtrisé et amplifié de l’arpenteur, chercher à voir lui aussi K. Klamm serait donc le double de K. et nous assisterions à rien moins qu’à un jeu de lumières entre eux. Que sait K. de Klamm ? Il appartient au Château. Que sait Klamm de K. ? Il appartient au village. Les nouvelles retraçant la situation de Klamm pour K. et de K. pour Klamm ne sont données que par des émissaires, des médiateurs dont on peut douter de la réelle compétence ; et la mémoire des hommes, comme des porteurs de messages, est courte. Klamm ne s’enquiert pas par lui-même de la situation de K., il ne peut imaginer que le sort de K. soit mauvais, comme K. se figure que, pour Klamm, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, le lecteur, contraint d’assister à la déchéance de K. dans le Comté de Westwest et s’identifiant à lui, est surpris en découvrant la lettre de félicitation que Klamm lui adresse :
« À Monsieur l’Arpenteur à l’Hôtellerie du Pont. Les travaux me satisfont entièrement. L’ouvrage de vos aides n’est pas moins digne d’éloge(1).
Vous vous entendez à merveille à les exciter au travail. Ne faiblissez pas dans votre zèle, menez les à bonne fin. Une interruption me fâcherait. Au reste ayez confiance, la question du paiement se décidera bientôt. Je ne vous perds pas de vue. »

Le lecteur, ne pouvant comprendre les intentions de Klamm en écrivant sa missive, considère alors que K. est le jouet du destin et en veut aux membres du Château. Ceux-ci semblent être, pour lui, des dieux aveugles et ignorant la condition des créatures qu’ils dirigent. A moins qu’il ne s’agisse de l’absurdité du système administratif broyant les hommes et les jetant sur le carreau sans conscience de ses moyens et de ses fins, ou d’une machine invisible et folle, un processus schizophrénique ayant atteint la psyché de toute une société.
Mais l’on peut aussi imaginer que, si Kafka avait pris Klamm pour personnage principal de son roman, une lettre de K. à Klamm aurait eu une réception comparable sur le lecteur ; on peut aussi concevoir que les problèmes entre K. et Klamm ne sont pas de l’ordre de l’aveuglement ou de la manipulation, mais de la communication.

Dans cet ordre d’idées, les membres du Château se figureraient connaître les membres du village, comme les membres du village, les membres du Château. Le groupe des fonctionnaires du Château imaginerait être à l’image du groupe des habitants du village, et il n’y aurait pas d’injustice ni d’aberration d’un groupe envers l’autre, il serait inconcevable que le village soit mal administré ; chacun connaîtrait la situation de celui dont il dépend, chacun connaîtrait ses responsabilités : les rapports établis entre l’une et l’autre sphère seraient fondés sur la croyance que les réseaux de communication fonctionnent de manière optimale. – Alors que K., à la recherche de son identité, ne reconnaît pas son reflet dans le miroir et se figure que Klamm est un étranger pour lui. Il en viendra bientôt à penser que cet étranger veut lui manger son pain.



Ainsi, des employés des Assedics versant une allocation chômage aux demandeurs d’emploi. Ces employés, étant astreints à un régime de travail dont ils ne contrôlent pas le rythme et obligés de lire un nombre de plus en plus important de dossiers, préparent chaque mois le versement d’allocations selon ce qu’ils saisissent de tel ou tel allocataire et, peu à peu, perdent le fil des jobs entrepris par l’un ou par l’autre. Comme les grilles de lecture des feuilles de salaires des chômeurs par les Assedics ne sont pas pertinentes, le chômeur devient progressivement une énigme pour les Assedics en même temps que les Assedics deviennent une énigme pour le chômeur. Les Assedics peuvent considérer que le chômeur n’a pas perçu toutes ses allocations un mois sur l’autre et lui verser d’avantage que ce qu’ils auraient dû verser, ou bien le chômeur, fier d’avoir amoncelé un nombre d’heures important dans le mois, peut avoir la désagréable surprise d’être considéré, le mois suivant, comme étant un fraudeur.
Contrairement à une idée reçue, un chômeur est souvent coupable aux yeux de l’administration d’avoir trop travaillé, car, dans le fond, les Assedics, aussi ignorants des divers paramètres entrant en compte à la lecture d’une feuille de salaire que le chômeur lui-même, préfèrent un chômeur ne justifiant dans le mois d’aucun salaire et n’ayant rien à leur envoyer. Ce chômeur est paradoxalement un bon chômeur, puisque, potentiellement, virtuellement à la recherche d’un emploi et vivant dans l’expectative de jours meilleurs. De lui, l’Administration peut dire ce que Klamm écrit à K. : que les travaux exécutés le satisfont entièrement.

En revanche, si, pour l’Administration, la situation réelle du chômeur est une énigme, telle part d’énigme est prise en compte dans ses calculs. Ainsi, lorsqu’elle considère qu’un chômeur est un fraudeur, la condamnation qu’elle lui envoie par la poste n’en est pas une, puisqu’elle n’est généralement pas suivie d’un procès ; sa condamnation reste donc une condamnation par préméditation. Le fraudeur des Assedics, devenu en France la bête noire des politiques et des médias, est, dans la réalité, un fraudeur par intermittence : il est un fraudeur jusqu’à ce qu’il ait remboursé ses erreurs ou celles de l’administration.

C’est donc à une modulation de la peine et de la culpabilité que nous assistons, à une justice des frappes, proche de la guerre des frappes : la culpabilité pour une fraude n’est plus aujourd’hui condamnée à vie par une administration aveugle, un dieu Anubis indifférent aux remords qu’il pèse sur sa balance, mais le procès est intenté de façon aléatoire et pour un laps de temps précis, réduit à un ou deux mois. Le chômeur est estimé coupable de fraude pour une période très courte, mais, dans le même temps, il n’est pas coupable, il est mis en procès par la société, mais, dans le même temps, il n’est pas en procès avec elle, il est un bon travailleur et, dans le même temps, il en est un mauvais. Le bien et le mal sont devenus pour lui des notions toutes relatives, puisqu’ils dépendent de la main d’un peseur d’âmes, un Anubis qui, conscient de l’état d’aveuglement dans lequel il se trouve, cherche à pallier son handicap en bougeant la balance du destin des chômeurs d’un côté et de l’autre, d’un côté et de l’autre, comme s’il s’agissait du pendule d’un sourcier...



(1)Puisque le Château a fait obtenir à K. deux aides qui répondent au nom d’Arthur et de Jérémie et qui sont jumeaux.

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