samedi 18 avril 2009

Des nouvelles récentes du Château (4)


- IV -

K. arrive à ce moment-là aux abords du Château ; il affirme être arpenteur et dit avoir un contrat de travail signé à l’étranger avec le maître du lieu, le comte de Westwest. K. va donc relever et mesurer les voies et les ornières du comté, suivre sentiers, couloirs et antichambres, et commencer par la petite porte pour faire carrière. Il pense déjà que, derrière le manque d’hospitalité de ses employeurs, derrière l’absurdité de leurs exigences, il y a une raison et qu’il suffira pour lui de la trouver et de se l’assimiler pour grimper les échelons.

K. est particulièrement naïf, mais c’est une naïveté appliquée et consciencieuse ; une naïveté qui ne manque pas d’intelligence, pourrait-on dire. Aucune colère, aucune révolte de sa part dans les moments les plus intolérables. Ainsi, quand il demande à voir Klamm, son supérieur au comté, pour connaître les raisons de son emploi et ce qu’il peut en espérer, on lui répond que Klamm est un membre du Château et qu’il n’est pas digne de le voir. Klamm est un être supérieur, un dieu.
K. peut, s’il le souhaite, contracter un mariage avec Frieda, une femme du village avoisinant le Château, mais il lui est interdit de discuter de sa situation avec son employeur et il devra tourner autour de ses murs, sans l’atteindre.

Ce n’est pas seulement que K. est un étranger, et que, de ce fait, il est dépendant des gens qui l’accueillent, mais il y a un devoir de réserve entre l’institution et les hommes qu’elle administre, non pas un tabou, mais un devoir de réserve, une façon de se tenir et qui est essentiel à son organisation sociale ; K. devra l’apprendre.

Sans ce devoir de réserve entre les hommes, pas de cadres, pas de hiérarchie, donc pas de société.

K. ne peut comprendre une telle réserve, il trouve tout naturel de rencontrer Klamm et de discuter avec lui, il ignore les liens entretenus entre les membres du Château et les gens du village, entre l’institution et les hommes, pense qu’il y a là un mensonge de polichinelle. Non pas un tabou, mais un mensonge de polichinelle.

Klamm n’est ni un être supérieur ni un dieu, mais une personne en chair et en os ; Klamm et K. ne l’ignorent pas eux-mêmes, et les gens du village, à leur manière, ne l’ignorent pas non plus, et l’hôtesse de K., qui le reprend, quand celui-ci déclare son envie de rendre visite à Klamm, le sait aussi : Klamm n’est pas un dieu, ni un sorcier, mais il faut qu’il en ait l’apparence ; et, quand l’hôtesse demande à K., à ce sujet :
« Dites-moi donc comment vous avez fait pour seulement supporter la vue de Klamm ? – puisque K. a vu Klamm par le bout de cette lorgnette que sa future compagne, Frieda, lui avait indiquée – Vous n’avez pas besoin de répondre, je le sais, vous l’avez très bien supportée. C’est que vous n’êtes pas capable de voir réellement Klamm ; je le dis sans orgueil, car moi-même je n’en suis pas capable non plus. »,
elle tient son rôle d’hôtesse en tentant d’expliquer à K. ce qu’il en est de l’incivilité dans son village.

Dans le fond, nous révèle Kafka, il n’y a jamais eu de tabou ni d’interdit. Le tabou, comme l’interdit, c’est le devoir de réserve, et ce devoir est impérieux ; il est davantage que le fait qu’un employé soit dans l’obligation de garder le secret sur les activités de son employeur. Le devoir de réserve est ce qui fait qu’une société communique en tant que société, ce qui se sait, mais qui se tait, et détermine les hommes à tenir leur rang les uns face aux autres, comme les gens du village devant les fonctionnaires du Château.

Les hommes ont besoin de bornes, l’arpenteur l’apprendra, et les murs du Château sont ces bornes. Or l’hôtesse de K est éduquée, puisqu’elle sait ce qu’il ne faut pas savoir. Elle sait qu’il ne faut pas voir les membres du Château, alors que, naturellement, elle pourrait les reconnaître, s’ils se présentaient à elle. Mais elle doit faire en sorte que leur identité demeure une énigme, pour elle, pour le village, comme pour K.

Il y a deux ans, lors d’une interview que j’avais eue à France Culture pour la sortie de mon premier roman, j’avais rencontré l’écrivain Pavel Hak et discuté avec lui. Hak est né en Bohème et écrit en français des romans inspirés de Volodine. L’un de ses romans, Trans, décrit les conditions politiques nouvelles imposées aux flux migratoires en Europe et aux Etats-Unis. Trans parle de transmigration et de la situation actuelle de survie des immigrés dans un contexte économique international devenu transfrontalier. Hak est lui-même un immigré en France, il a vécu de petits boulots en Italie, s’est marié à une Française et a poursuivi des études de philosophie à Paris. Il a été, entre autre, traducteur et interprète pour France Terre d’Asile. Il a donc vécu ce qu’il raconte, en est, en tant qu’auteur, un témoin direct. Deux ans avant de le rencontrer quelques brefs instants, Hak avait tenté de monter une pièce qu’il avait écrite, Lutte à mort, traitant justement du phénomène moderne de la transmigration. Tout ce qui compte de théâtre à Paris avait refusé sa pièce, jugée trop violente, absurde et irréaliste. Hak avait été censuré, non parce qu’il témoignait de la vérité sur les conditions nouvelles imposées aux flux migratoires, mais parce que ces conditions, telles qu’elles sortaient de la bouche de Hak, étaient considérées comme étant invraisemblables. Les théâtres parisiens ne voulaient pas de sa pièce, parce que l’ignominie dont elle témoignait devait demeurer un mensonge de polichinelle.

– Lutte à mort avait-elle vraiment été censurée ? Il n’y a pas de tabou, il n’y plus de tabou au théâtre en tout cas, il n’y en a même peut-être jamais eu. Mais Lutte à mort (puisque nous sommes dans un pays où la liberté d’expression existe) est une pièce que l’on pourrait désigner comme étant hyperviolente ; et l’hyperviolence demeure invraisemblable, voilà tout. Pavel Hak découvrait, à son corps défendant, le devoir de réserve en matière de vrai et de beau.
À propos des centres de rétention, Hak écrit, dans Lutte à mort :
« Fille : Ils m’insultent ils me frappent, même la nuit il y a toujours une porte qui s’ouvre, personne ici ne dort, les hommes entrent, à cinq ou dix ils prennent la fille qui le jour les a émoustillés. On entend leur hennissement, et les hurlements de la fille, personne n’ose regarder, et le matin, quand après une nuit blanche, les néons se rallument, il n’y a plus de trace de ces virées nocturnes : le sang le sperme la bave, les pas des surveillants les effacent, et les jeunes femmes se taisent plutôt que d’être reconduites à la frontière, après avoir été violées par des fonctionnaires d’Etat, souillons bonnes qu’à essuyer de nouvelles souillures, chiennes bonnes qu’à être outragées et renvoyées chez elles. »

Il y a un an, en 2007, j’ai monté une association de prévention sanitaire et de formation linguistique à l’usage des immigrés avec une médecin née au Cambodge, Emma Trinh. Emma Trinh a connu, dans son enfance, la fuite du Cambodge devant les khmers rouges, le ghetto thaïlandais et les banlieues rouges en Ile-de-France. Emma était déjà présidente d’une association nommée Maylis quand je l’ai rencontrée. Maylis est une association composée de médecins qui prennent le relais du standard des urgences à Dijon, quand celui-ci est saturé d’appels. Quand elle m’a proposé de créer avec elle une association à visée sociale et préventive, je lui ai indiqué quelles étaient les administrations susceptibles de financer son projet, et notamment la principale, l’Agence pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des Chances (l’ACSE).

En 2006, l’Etat, à travers le Plan Borloo, a démantelé le Fond d’Actions Sociales pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations, à l’initiative des subventions concernant l’Intégration, en deux organismes : l’ACSE et l’ANAEM. L’ACSE détient un budget de subventions concernant l’intégration et la lutte contre les discriminations raciales, mais elle n’est plus seulement chargée de la cause des étrangers et des immigrés mais de toutes les causes comme de toutes les formes de discriminations sociales telles que l’homophobie, le sexisme ou l’illettrisme. En quelques mois, le gouvernement français a donc transformé une instance chargée de l’aide à apporter aux réfugiés et aux immigrés en une cour des miracles. Aussi, lorsque Emma Trinh a monté son dossier de subventions et naïvement tenté de le défendre seule, elle a été pour le moins surprise d’être accueillie par un chargé de mission d’origine marocaine qui lui a expliqué en termes péremptoires que l’ACSE de Bourgogne n’avait pas pour vocation de professionnaliser des acteurs de l’intégration. Or, c’était un homme né au Maghreb qui refusait à une femme née en Asie de l’argent pour des actions dans l’intégration en France, alors qu’il était principalement chargé de la promotion d’une telle cause.

La Cambodgienne Emma Trinh découvrait, à son corps défendant, le devoir de réserve en matière de vrai et de bien.

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